Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

anarchisme

Idéologie qui refuse l’autorité, spécialement celle de l’État, et qui préconise la liberté absolue et la spontanéité.



Introduction

Chacun a de l’anarchisme, pensée ou mouvement, une vue personnelle. Aussi est-ce avec prudence que l’on doit tenter une définition de portée générale. Il semble néanmoins que l’on puisse affirmer avec quelque assurance que la pensée anarchiste, dans ce qu’elle a d’essentiel, se présente en un double volet : un refus et une affirmation. « Plus d’autorité, ni dans l’Église, ni dans l’État, ni dans la terre, ni dans l’argent », proclame Proudhon dans l’Idée générale de la révolution au xixe siècle (1851). Cet antiautoritarisme, qui s’exprime spécialement dans l’antiétatisme, est même, selon Bakounine, ce qui distingue essentiellement l’anarchisme des autres écoles socialistes. Il écrit en effet : « Les communistes [autoritaires] croient devoir organiser les forces ouvrières pour s’emparer de la puissance politique des États. Les socialistes révolutionnaires [anarchistes] s’organisent en vue de la destruction ou, si l’on veut un mot plus poli, en vue de la liquidation des États. » Ce caractère « négatif » de la doctrine a été également jugé essentiel par Elisée Reclus, qui écrivait dans les Temps nouveaux, en mai 1895 : « Ce n’est [...] pas sans raisons que le nom d’« anarchistes », qui, après tout, n’a qu’une signification négative, reste celui par lequel nous sommes universellement désignés. On pourrait nous dire « libertaires », ainsi que plusieurs d’entre nous se qualifient volontiers, ou bien « harmonistes », à cause de l’accord libre des vouloirs, qui d’après nous constituera la société future ; mais ces appellations ne nous différencient pas assez des autres socialistes. C’est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiellement. »

Sur le second volet de la pensée anarchiste est inscrit le mot : liberté. Mot susceptible, certes, de bien des interprétations, mais que l’on peut, en l’occurrence, définir ainsi : la liberté résulte avant tout, pour les anarchistes, de l’action de minorités agissantes impulsant les masses, puis organisant production et consommation selon les principes du fédéralisme, c’est-à-dire partout, et en toutes circonstances, de bas en haut. Et l’on fera confiance à la spontanéité que Proudhon prônait déjà dans le Représentant du peuple, en mai 1848, lorsqu’il écrivait : « L’organisation du travail ne doit pas partir du pouvoir ; elle doit être spontanée. » Idée reprise presque mot pour mot par Bakounine : « Je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations de production, librement organisées et fédéralisées dans les communes. » Spontanéité que l’on a vu se manifester soit dans l’action offensive ou défensive face à l’autorité, soit dans les essais de réalisations libertaires en société capitaliste (associations de production, coopératives de consommation, écoles, etc.) ou en sociétés en voie de libération (Ukraine de Nestor I. Makhno en 1917-1918, Catalogne de la C. N. T. - F. A. I. en 1936-1937).

Mais tout changement dans l’État sociétaire serait impossible s’il fallait compter sur un réveil des masses, et « les destinées humaines dépendent de l’action d’un nombre peu considérable d’individus », affirmait Malatesta. Ces minorités agissantes ne s’imposeront pas, mais « persuaderont et remorqueront les plus arriérés par la force de la raison et de l’exemple » (Malatesta, le Réveil, 10 mars 1906). En prise sur le monde du travail, elles « portent en elles l’avenir », et jouèrent un rôle essentiel lorsque les anarchistes appliquèrent leurs efforts de propagande au milieu syndical.

Le fédéralisme est le principe clé qui doit présider aux réalisations libertaires et à l’édification en tous domaines de la société nouvelle. Seule son application sauvegardera l’autonomie toujours menacée de l’individu, et c’est pourquoi « la future organisation sociale doit être faite seulement de bas en haut, par la libre association et fédération des travailleurs, dans les associations d’abord, puis dans les communes, dans les régions, dans les nations, et finalement dans une grande fédération internationale et universelle » (Bakounine).

Comme la Fédération ouvrière du district de Courtelary l’exprimait dans sa déclaration de principes au congrès jurassien de 1880, « sur les ruines du vieux monde politique », se réaliseront ainsi « l’autonomie de l’individu, du groupe, de la commune, de la région, et leur fédération surgissant spontanément des manifestations de la vie populaire ».

Une définition de l’anarchisme

La formule qui condense tout le mouvement libertaire [...] — sorte de devise brève et synthétique, claire, simple et concrète — est celle-ci : « Bien-être et liberté ! »

Bien-être, non pas seulement pour la majorité ou pour la presque totalité des individus, mais pour la totalité de ceux-ci, sans distinction ni exception d’aucune sorte. Ce « bien-être » appelle, il exige l’abolition de l’appropriation privée — et par conséquent la mise en commun — du sol, du sous-sol, des matières premières, des produits de toute nature, des moyens de production, de transport et de communication, en un mot, du capital sous toutes ses formes : c’est le communisme.

Liberté, non pas seulement platonique et de droit, mais réelle et de fait, non pas seulement pour l’immense majorité, mais pour la totalité des individus, sans distinction ni exception d’aucune sorte. Cette « liberté » comporte, elle nécessite la disparition de l’État, qu’il soit monarchique, républicain ou prolétarien : c’est le communisme libertaire.
S. Faure, Encyclopédie anarchiste (1935).


Les formes de la lutte anarchiste


L’action terroriste

En avril 1877, le militant italien Carlo Cafiero écrivait à Errico Malatesta : « Le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace, et le seul qui, sans tromper et corrompre les masses, puisse pénétrer jusque dans les couches sociales les plus profondes et attirer les forces vives de l’humanité dans la lutte que soutient l’Internationale » (Bulletin de la Fédération jurassienne, 3 décembre 1876). Pourquoi cette déclaration ? C’est que, constatant l’inefficacité de la propagande écrite ou parlée, Cafiero et ses amis de la Fédération italienne étaient arrivés à cette conclusion : pour toucher les ouvriers et les paysans qui, après leur journée de travail, sont trop épuisés pour réfléchir à l’exploitation dont ils sont victimes et méditer les moyens d’y mettre fin, il convient de leur faire des « leçons de choses », de leur présenter l’idée socialiste marchant « en chair et en os, vivante, devant le peuple » (Bulletin de la Fédération jurassienne, 5 août 1877). Et ils imaginèrent ainsi la « propagande par le fait », qu’ils inaugurèrent, cette même année 1877, par l’équipée de Bénévent, qui consista surtout à incendier les archives communales de quelques villages de la province, à s’emparer de l’argent perçu au titre des impôts pour le distribuer à la population, etc.