Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

imaginaire, symbolique et réel (suite)

Cette structure, qui va nous permettre de dégager les axes du réel, du symbolique et de l’imaginaire, est à mettre en rapport avec le complexe d’Œdipe, tel que Freud l’a dégagé, comme un triangle : le père, la mère et l’enfant-sujet entre les deux, pour qui toute la difficulté d’être consiste à se repérer entre les deux figures parentales. Toute l’histoire du complexe d’Œdipe tient dans le mouvement de bascule entre les figures de la mère et du père ; la « liquidation » du complexe d’Œdipe signifie, d’une façon symbolique, l’entrée dans la vie, la fin de l’enfance, la stabilisation de l’identification. La structure du sujet telle que la décrit Lacan reprend ces trois termes, mais les transforme en y ajoutant un quatrième terme : le sujet lui-même, ni père, ni enfant, ni mère, mais structure comprenant ces trois termes. L’Autre, c’est la place de la Loi, de l’ordre culturel, qui donne sa figure particulière à cette loi, c’est la place du père ; l’objet partiel, dit « petit a », c’est la place de l’impossible désir insatisfait, du corps géant de la mère avant le sevrage, de son corps interdit par la loi ensuite ; c’est bien la place de la mère, totale et partielle à la fois, impossible à atteindre ; enfin, le a′, c’est la place de l’enfant, qui dépend donc des deux autres places. Reste le sujet. Il est du côté du réel, qui d’entrée de jeu apparaît comme exclu de la structure, ou plutôt forclos : présent et déterminant, mais inapparent et refoulé, n’ayant plus cours. Le jeu des signifiants, c’est la rencontre des deux axes, imaginaire et symbolique : imaginaire, entre la place du Moi et la place de l’objet du désir ; symbolique, entre l’Autre et le sujet absent de la combinatoire. Ainsi se précisent les situations respectives de ces deux instances : le symbolique, c’est l’ordre qui établit le sujet dans le langage, dans son langage, celui de ses pères, de son père ; l’imaginaire, c’est ce qui reflète le désir dans l’image que le sujet a de lui-même. Du côté de l’imaginaire est la variété, la diversité, la multiplicité des objets qui parsèment le désir dans une vie ; du côté du symbolique est l’unicité, la détermination, la structuration du temps. L’imaginaire, qui vient s’accrocher sur la panoplie du symbolique, se laisse représenter par la métaphore des accessoires ; objets de déguisements, « set de figures imaginaires », figures de théâtre ; cependant que le symbolique, dans la panoplie, représente le support où s’attachent les variables du sujet.

Claude Lévi-Strauss*, parlant de l’efficacité symbolique dans le mythe et dans la cure chamanistiques, trouve la même distinction, qu’il exprime en d’autres termes, entre l’individuel imaginaire et le collectif symbolique, entre la variable et l’ordre. La distinction cette fois fait le partage entre l’inconscient et le subconscient. « L’inconscient cesse d’être l’ineffable refuge des particularités individuelles, le dépositaire d’une histoire unique qui fait de chacun de nous un être irremplaçable. Il se réduit à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction symbolique, spécifiquement humaine, sans doute, mais qui, chez tous les hommes, s’exerce selon les mêmes lois ; qui se ramène, en fait, à l’ensemble de ces lois » (Anthropologie structurale, 1958). Ainsi posé, l’inconscient est formel, vide, porteur de lois structurales, qu’il a pour fonction d’imposer au subconscient, ensemble d’« éléments inarticulés qui proviennent d’ailleurs : pulsions, émotions, représentations, souvenirs ». Comme l’imaginaire, le subconscient est un matériel, un réservoir d’images dans lequel chacun puise le lot qui le caractérise comme individu. « On pourrait donc dire que le subconscient est le lexique individuel où chacun de nous accumule le vocabulaire de son histoire personnelle, mais que ce vocabulaire n’acquiert de signification pour nous-même et pour les autres que dans la mesure où l’inconscient l’organise suivant ses lois et en fait un discours. » La convergence historique entre le vocabulaire de Lacan et celui de Lévi-Strauss peut s’interpréter comme genèse d’un nouveau clivage conceptuel : clivage entre l’individu et le langage, entre l’imaginaire et le symbolique, entre la variabilité et l’ordre qui la règle, entre l’espace et le temps, entre le sujet et l’histoire.

Ce sujet, si même il est pris dans l’histoire de sa cité, a cependant une histoire biographique ; l’imaginaire comme la fonction symbolique ont chacun leur temporalité propre. L’imaginaire, en effet, se constitue d’un coup, dans un événement spécifique que Lacan a été le premier à isoler comme phénomène clinique et à intégrer théoriquement à la démarche psychanalytique : c’est le stade du miroir (1936). Le symbolique relève d’un autre temps que celui de l’événement ; le temps de la mort et de l’histoire. Mais, du même coup, c’est lui qui agit prioritairement dans les processus de transformations thérapeutiques, qu’ils soient magiques ou scientifiques : le symbolique, parce qu’il informe tout langage, est au principe de toute cure et permet d’agir sur l’imaginaire ; mais l’inverse n’est pas vrai.


L’imaginaire, ses reflets, sa passion

L’imaginaire prend corps, au sens propre du terme, à un moment précis de la vie d’un individu ; c’est peut-être le seul événement qu’on puisse définir comme tel dans le corpus psychanalytique. En effet, tout autre événement d’une biographie renvoie, par le jeu de la répétition, à l’événement primitif, lui-même insaisissable, d’un traumatisme originel ; qu’arrive-t-il dans un déroulement temporel, sinon cette perpétuelle répétition d’un souvenir oublié ? Le stade du miroir, acte de naissance du sujet comme tel, échappe à la répétition. C’est entre six et dix-huit mois que se produit l’acte par lequel l’enfant qui ne parle pas encore — infans — se saisit pour la première fois dans son identité de sujet : dans un miroir. À cet âge, le nourrisson n’a pas l’habileté manuelle du chimpanzé ; mais cependant il manifeste dans l’instant de la reconnaissance l’aptitude à la symbolisation, d’une part, et la genèse d’un Moi individuel, d’autre part. Soit qu’il soit tenu par quelqu’un, soit qu’il commence à marcher, mais de façon hésitante et comme handicapée, l’enfant, un jour, se reconnaît dans le miroir, et accompagne cette reconnaissance de multiples signes d’affairement et de jubilation, que Lacan désigne sous le nom d’« assomption jubilatoire ». Deux phénomènes sont à remarquer : l’identification spéculaire et le repérage de l’inexistence. L’identification spéculaire, constituant l’image du Moi, sert de norme régulatrice au sujet pour le parcours de sa vie ; mais, en même temps, elle ne peut exister que par le manque de l’image derrière le miroir : l’unité du Moi est corrélative de la mort comme absence.