Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Ibsen (Henrik) (suite)

Dans Rosmersholm (1886), on retrouve les fortes oppositions d’Empereur et Galiléen. Rosmer rêve de créer l’homme qui réunit la volonté à la noblesse de caractère et d’esprit. La pièce est fondée sur la lutte de deux âmes et sur le sentiment de culpabilité de Rosmer, dont la femme s’est suicidée et qui en découvre la raison : Rebekka, qui l’aime et qui ne pourra se joindre à lui que dans la mort. Ibsen se sent alors attiré par le mysticisme et les mouvements inconscients de l’âme (la Dame de la mer, 1888). Dans Hedda Gabier (1890), l’exigence de l’action héroïque, la sexualité anormale, la peur du scandale social provoquent chez l’héroïne un état permanent de violence.

En 1891, Ibsen quitte l’Allemagne : il s’y est familiarisé avec l’œuvre de Nietzsche, et Solness le Constructeur (1892) aussi bien que John Gabriel Borkman (1896) rendent compte de sa réaction à la théorie du surhomme. L’adelsmennesket (l’homme à l’esprit noble) d’Ibsen n’est pas le surhomme. Solness et Borkman ont, tous les deux, une vocation. Mais ils ont sacrifié pour elle des valeurs essentielles et, en cela, ils sont coupables. Conquérants, ils tombent de leur édifice (Solness) ou une « main de glace » leur saisit le cœur (Borkman).

Après le Petit Eyolf (1894), qui a pour thème l’amour égoïste des parents qui exclut l’enfant, la dernière œuvre d’Ibsen, Quand nous nous réveillerons d’entre les morts (1899), porte le sous-titre : « Un épilogue dramatique ». Le professeur Rubek sacrifie l’amour (Irène) à l’art (la statue d’Irène). Une fois l’amour sacrifié, il n’y a plus que les morts vivants. La nouvelle rencontre de Rubek et d’Irène sera la résurrection de la vie. Mais la vie dans la « vallée » (le quotidien) n’est pas possible ; Rubek et Irène doivent monter sur les sommets les plus élevés, vers la lumière et une vie réelle, qui va au-delà de la mort. Ils meurent dans une avalanche. Dans cet épilogue, Ibsen juge son œuvre : vaut-elle les sacrifices qu’elle a exigés ? Ne serait-elle pas plus vraie si j’avais participé davantage à la vie ? L’opposition des deux attitudes se dessine clairement à travers les couples Rubek-Irène, qui montent vers les cimes (prépondérance de l’Idée), et Maja-Ulfhejm, qui descendent vers la vallée (la vie avant l’Idée). Le problème est posé, mais non résolu.

Henrik Ibsen meurt le 23 mai 1906.


L’œuvre et les thèmes

L’œuvre d’Ibsen présente une symétrie assez régulière. Constatons d’abord que la période d’activité littéraire va de 1850 à 1900, couvrant ainsi la seconde moitié du xixe s. Ibsen écrivit vingt-quatre pièces, en dehors de ses poèmes, parus en 1871. La treizième pièce, Empereur et Galiléen, occupe une position centrale. La première période se termine par les deux œuvres qui annoncent le plus clairement les exigences idéalistes d’Ibsen, Brand et Peer Gynt, les deux extrêmes d’une même vocation : être. Sur le plan formel, la majeure partie de ces œuvres est écrite en vers. Après Empereur et Galiléen viennent les drames réalistes (Problemdrama) consacrés à la vie moderne. Ce sont des pièces centrées sur une idée et sur une opposition de caractères ou de situations qui permettent de dégager dramatiquement un problème.

Dans les premières œuvres, très souvent, une opposition de forces mène à une action nécessaire, mais qui constitue un choix funeste. Mme Inger est déchirée entre l’amour maternel et le patriotisme, et l’action patriotique la rend responsable de la mort de son seul fils. Dans les Guerriers de Helgeland, Hjørdis, lorsqu’elle apprend que l’action héroïque a été accomplie non pas par son mari, Gunnar, mais par Sigurd, crie à la revanche, à l’action. Et, quand Sigurd et Hjørdis comprennent qu’ils s’aiment, elle le tue pour s’unir à lui au-delà de l’union terrestre. Ces premières pièces sont fondées sur l’idéalisation de l’action, qui cristallise la vie en un seul instant grandiose. Elles annoncent aussi l’idéal ibsénien : tout ou rien. Les personnages d’Ibsen vont jusqu’au bout du chemin.

Ainsi, Brand pose l’exigence d’un choix total. Brand, pasteur militant, qui veut que la religion embrase la vie entière, sacrifie son enfant et sa femme, confond charité et faiblesse, fait l’union du peuple contre lui et meurt dans une avalanche. Mais la devise de Peer Gynt est « se suffire à soi-même » ; le compromis évite le choix. Peer veut réaliser sa nature sans résister aux impulsions naturelles, c’est-à-dire à son égoïsme. Lorsque, à la fin, il doit prouver qu’il a été, il ne le peut pas. Les pelotes de laine murmurent : « Nous sommes les pensées que tu aurais dû penser [...] », et les gouttes de rosée : « Nous sommes les larmes que tu aurais dû pleurer [...]. » Peer est condamné, mais l’amour de Solveig le sauve — car il a été le sens de sa vie, sa vocation.

Dans les pièces de tendance réaliste, les personnages principaux sont en général « cloîtrés » dans un état spirituel angoissant ; leur mal peut venir du passé ou de leur propre caractère (défaut ou péché), ou encore l’individu peut souffrir de la corruption sociale par exemple. Dans l’ensemble, ce sont des âmes emprisonnées ; la rupture intervient lorsque la volonté de liberté brise les chaînes, souvent incitée par un agent tragique. Dans Maison de poupée, Nora souffre du mal de ne pas être une personne à part entière, et le drame naît lorsqu’il devient clair que son mari ne veut ou ne peut pas la considérer d’égal à égal. Hedda Gabler est une femme frustrée, violente et entière, méprisant le quotidien, tendant à l’héroïsme, à l’acte chargé de sens. Elle est apparentée à Hjørdis des Guerriers de Helgeland. Elle méprise son mari et son travail. Elle rencontre Løvborg, brûle son manuscrit par jalousie et le pousse à accomplir une grande action. Mais Løvborg échoue à mettre la grandeur dans sa vie, et la seule action significative qui lui reste est le suicide. Effrayée par le scandale, dégoûtée par la médiocrité environnante, Hedda se tue de la façon qui lui semble la plus belle : d’une balle dans la tempe.