Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

ibn al-Muqaffa‘ (‘Abd Allāh) (suite)

Les premières sont des adaptations plus ou moins fidèles d’écrits en pahlavi, comme le A‘īn-nāmè, ou Livre des cérémonies, sur le protocole à la cour des Sassanides, et le Khudāynāmè, ou Chroniques royales, contenant les traditions fabuleuses ou semi-historiques relatives à l’Iran ancien jusqu’à la conquête arabe ; il n’est point certain que nous possédions encore des fragments de ces adaptations, mais ce que nous en trouvons chez des auteurs postérieurs comme ibn Qutayba ou al-Ṭabarī semble bien se référer à la source même où puisa ibn al-Muqaffa‘. C’est toutefois à la translation d’un autre livre plus prestigieux que le nom d’ibn al-Muqaffa‘ doit sa célébrité. Nous devons en effet à cet écrivain l’adaptation en arabe d’un recueil d’apologues en prose connu sous le nom de Livre de Kalīla et Dimna, noms de deux chacals pleins de sapience et d’habileté, qui sont les héros de ces fables ; la source primitive est un ouvrage de parénèse indienne du iiie s. qui met déjà en scène les chacals Karaṭaka et Damanaka, le Pañcatantra, traduit en pahlavi sur l’ordre de Khosrô Anôcharvân (531-579). Il n’est plus possible de reconstituer l’original de cette adaptation, car les deux manuscrits qui nous en sont parvenus sont tardifs et datés des xiiie et xive s. ; chaque manuscrit offre d’ailleurs une recension irréductible à l’autre. Quel est le rôle exact d’ibn al-Muqaffa‘ dans cette translation libre ? Nous l’entrevoyons en comparant l’allure générale de nos deux recensions à la version syriaque tirée de la traduction en pahlavi ordonnée par Khosrô ; on croit sentir en particulier la griffe d’ibn al-Muqaffa‘ dans l’introduction sur le sage Barzawayh (Burzōē), premier traducteur du Pañcatantra indien en pahlavi ; dans ces pages liminaires, on retrouve çà et là cet agnosticisme et ce rationalisme qui caractérisent ibn al-Muqaffa‘ ; plusieurs siècles plus tard, al-Bīrūnī* déclarait catégoriquement que cette introduction était bien une addition de l’adaptateur. Le Livre de Kalīla et Dimna, en sa primitive forme arabe, connut une vogue immense, comme le montrent de multiples versions en cette langue et des traductions en persan, en turc, en mongol, en hébreu et en diverses langues européennes ; celle qui parut en français en 1644, sous le titre de Livre des lumières ou la Conduite des rois, composé par le sage Pilpay, fut connue de La Fontaine, qui s’en inspira dans plusieurs de ses fables.

Les œuvres morales d’inspiration originale mises sous le nom d’ibn al-Muqaffa‘ ne nous sont sans doute pas parvenues dans leur ensemble, et ce qui en subsiste paraît avoir subi, dans la forme, des retouches très sensibles. Deux d’entre elles sont demeurées célèbres dans les milieux des scribes irakiens.

L’Adab al-kabīr, ou Grande Morale, et l’Adab al-ṣaghiīr, ou Petite Morale. C’est à travers ces deux écrits que des auteurs postérieurs ont découvert en ibn al-Muqaffa‘ le véritable fondateur de la prose littéraire. En fait, l’importance de ces œuvres dépasse toutefois le seul mérite d’avoir constitué des modèles formels. L’auteur, en effet, puise encore et à pleines mains dans l’antique fonds pahlavi, qu’il renouvelle avec hardiesse ou prudence et qu’il enrichit de ses expériences personnelles, de ses méditations et aussi de ses mécontentements à l’égard du pouvoir souverain, dont il sent les insuffisances. Dans ces écrits, l’influence de l’islām demeure superficielle, mais on y découvre sans peine un trouble, voire une angoisse que le quiétisme musulman laisse sans réponse, mais que suscite la pensée iranienne, héritée de l’Inde. D’une même inspiration participe la Risālat al-Sahāba, ou Épître aux hommes de cour, où ibn al-Muqaffa‘ s’érige en mentor du souverain, auquel il suggère des directives politiques favorables aux intérêts de l’iranisme.

Par ce que nous pouvons savoir de ses positions philosophiques et de son scepticisme en matière religieuse, par son pro-iranisme, qui le confine parfois en des attitudes sans tendresse à l’égard de l’arabicité, par sa désinvolture vis-à-vis de la société irakienne, à laquelle il réclame honneurs et plaisirs, ibn al-Muqaffa‘ représente bien la pensée islamique au point où, à cette époque, elle se trouve déjà portée. Toutefois, par certaines motivations fondamentales, dont l’origine nous demeure obscure, il la dépasse et l’engage en des voies nouvelles. À lui revient en effet le mérite d’avoir senti tout ce que la mise en commun de l’arabicité et de l’antique culture iranienne offrait de fécond à un humanisme n’ayant encore découvert ni son nom ni la totalité de son contenu. À ce fils de la Perse revient surtout le courage d’avoir posé que la langue arabe devait, par son destin historique, servir d’instrument d’expression à une civilisation fondée sur la diffusion d’un message religieux révélé au cœur de l’Arabie. Avec le recul du temps, nous constatons qu’à ibn al-Muqaffa‘ revient enfin la gloire d’avoir doté le monde arabo-islamique de l’instrument d’expression réclamé par un humanisme se définissant par une opposition à la vie purement religieuse et aux seules prescriptions de la loi coranique. Sur ce plan, ce pionnier de la résurgence iranienne apparaît comme l’écrivain attendu et prestigieux dont le rôle fut déterminant dans le « devenir » de la littérature arabe.

R. B.

 C. Brockelmann, « Kalîla wa Dimna », dans Encyclopédie de l’Islam (Leyde, 1908). / M. Ben Ghazi, Un humaniste du iie siècle h./viiie siècle J.-C., Abd-Allah Ibn al-Muqaffa‘ (thèse, Paris, 1957).

ibn Baṭṭūṭa

Le plus grand voyageur arabe du Moyen Âge (Tanger 1304 - au Maroc 1368 ou 1377).


Né dans une honorable famille de Tanger et très aidé sans doute par sa fortune personnelle, il commence ses voyages à vingt et un ans. Mais la publication de ses récits ne trouve son origine que lorsque les périples seront complètement achevés, et seulement par l’intermédiaire d’un lettré, ibn Djuzayy, qui écrira sous la dictée d’ibn Baṭṭūṭa. Il est certain que, pour se conformer à ce que le public attendait, le rédacteur a ajouté des éléments pittoresques ou merveilleux, des citations poétiques qui ne sont pas sans altérer la valeur documentaire des innombrables renseignements donnés par son informateur. En outre, pour en simplifier l’exposé, certains itinéraires ont pu être regroupés géographiquement sans tenir compte de leur véritable succession chronologique. Il n’en reste pas moins que le « journal de route » du grand voyageur constitue un véritable panorama de l’univers au xive s.