Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

anabaptistes (suite)

C’est un radical « dépérissement de l’État » qu’ils préconisent, et la constitution d’une société nouvelle, sans autre règle que les « directions » reçues et transmises par les charismatiques, reconnus comme les chefs de la communauté tout entière aux ordres de l’Esprit. À la limite, on le voit, ils reconstituent des îlots théocratiques tout aussi intégrés et autoritaires que les pires formes du cléricalisme césaro-papiste. Leur anarchisme absolu donna naissance à d’absurdes absolutismes.


En Allemagne

Dès avant le début de la Réforme luthérienne existent en Allemagne des jacqueries à l’état endémique. Les révoltés contre l’arbitraire féodal entendent le grand message De la liberté chrétienne (1520), de Luther, comme une invite à briser leurs chaînes et à renverser la hiérarchie sociale ; de révolte sauvage qu’il était jusqu’alors, le mouvement évolue de plus en plus vers un messianisme révolutionnaire. Luther, au début, espère que le peuple éclairé par son message comprendra mieux l’enjeu de la Réforme que les princes aveuglés par leurs calculs politiques. Il se rend bientôt compte que tout risque de sombrer dans le désordre : son drame sera d’avoir à faire appel à la violence légale pour réprimer le sanglant désordre qui menaçait de tout engloutir ; il créera ainsi la tradition luthérienne allemande de soumission inconditionnelle au pouvoir.

L’aventure anabaptiste s’étend en suivant des itinéraires où la tragédie finale est à la mesure des enthousiasmes échevelés qui l’ont précédée et précipitée : après avoir réprimé en 1521 les « prophètes de Zwickau » — le plus célèbre est Nikolaus Storck († 1525) —, Luther voit se dresser en face de lui l’un d’eux, Thomas Münzer (ou Müntzer) [1489?-1525], qui, aux caractères généraux de l’illuminisme anabaptiste, ajoute la prédication d’une sorte de divinisation de l’homme, lieu de l’incarnation du Fils, par la communication intérieure du Verbe éternel. Il veut, en outre, fonder le royaume de Dieu sur l’égalité de tous et la communauté des biens, et somme les princes de se soumettre à sa constitution divinement inspirée. Après avoir violemment attaqué Luther, il se rend à la frontière suisse et soulève Zurich — où Zwingli lui-même avait quelque temps balancé sur la question du baptême — et toute l’Allemagne du Sud.

C’est la formidable insurrection paysanne de 1525, réprimée partout à coups d’anathèmes et d’exécutions massives. Plus ils sont rejetés, plus ils ont de confesseurs et de martyrs, et plus les anabaptistes en concluent qu’ils doivent se retirer de la corruption générale pour créer des cités de Dieu, où ils mettront rigoureusement en pratique tous leurs principes et attendront le triomphe des armées célestes sur les forces des puissances sataniques des princes au service de toutes les Églises compromises avec le péché du monde. C’est ainsi que Münzer organise Mühlhausen (Thuringe) en ville sainte, lorsque a lieu, sous la direction de Philippe, le landgrave de Hesse, la bataille de Frankenhausen (15 mai 1525), où il est fait prisonnier. On raconte qu’avant d’être supplicié, il faiblit et reçut la communion des mains d’un prêtre.


Jean de Leyde

C’est aux Pays-Bas que, quelques années plus tard, l’anabaptisme resurgit, accompagné des manifestations les plus extraordinaires : Melchior Hoffmann (ou Hofmann) [v. 1500-1543], disciple de Münzer, s’est fixé à Amsterdam et a fait des prosélytes à Haarlem et à Leyde. Deux d’entre eux, le boulanger Jan Matthijsz. de Haarlem et le tailleur Jan Beukelsz. de Leyde (« Jean de Leyde ») [1509-1536], fuyant la répression, se fixent à Münster, en Westphalie (1533-1534). Doués d’une force intérieure et d’une éloquence peu communes, les deux « prophètes » gagnent à l’anabaptisme toute la ville et ses pasteurs. Une foule d’anabaptistes de toutes origines viennent s’y réfugier, et on commence à organiser la théocratie : les objets de luxe, les œuvres d’art, les livres sont brûlés au cours d’une véritable « révolution culturelle » ; la communauté des biens et la polygamie sont instituées, et tous les opposants sont bannis. Jan Matthijsz. tué dans une bataille contre les troupes catholiques venues assiéger la ville (avr. 1535), Jean de Leyde est nommé roi de la nouvelle Sion et prend le titre de « roi juste du nouveau temple » ; entouré d’une vénération et d’une crainte générales, il annonce qu’il va conquérir le monde ; il envoie dans toutes les directions vingt-huit apôtres, chargés d’annoncer sa venue, et qui seront, à l’exception d’un seul, arrêtés et exécutés. Exerçant le pouvoir absolu, il tranche lui-même la tête d’une de ses quinze femmes. Plus le blocus se resserre autour de la ville, plus l’exaltation apocalyptique y croît. Les troupes de l’évêque de Münster donnent l’assaut le 24 juin 1535 et le « triomphe » se termine dans un bain de sang. Après six mois de tortures, Jean et ses principaux lieutenants subissent le 22 janvier 1536 l’affreux supplice de la mort par les « tenailles brûlantes ».

Malgré l’héroïsme des anabaptistes en face de la mort, dans une persécution qui se généralise et submerge aussi bien les États protestants que les États catholiques, le mouvement ne se relèvera jamais des folies de Münster et de l’effroyable châtiment qu’elles ont attiré sur la ville. Lorsque l’anabaptisme se manifestera, ce sera désormais sous des formes très atténuées, comme celle de Menno Simonsz (1496-1561), un ancien prêtre hollandais qui fondera la secte des mennonites, saints tranquilles et strictement retirés du monde. De même, en Angleterre, au xviie s., les anabaptistes seront un des courants de la fermentation générale des esprits et donneront naissance à diverses Églises dissidentes, qui seront des agents de progrès dans les domaines politique et social, ainsi qu’en ceux de la piété et de la moralité.

La crise avait provoqué le durcissement « constantinien » de la Réforme, et son recours aux méthodes les plus cruelles du catholicisme politique. Mais l’héritage de l’anabaptisme, représenté par différentes tendances « paisibles », se poursuit jusqu’aujourd’hui en ces courants chrétiens qui refusent l’alliance de l’Église et du pouvoir, et insistent sur l’élément de contestation des institutions et l’exigence de progrès social représentés par des communautés pauvres, annonçant l’espérance eschatologique et esquissant le royaume dans le service désintéressé de la justice et de la paix.

G. C.

➙ Allemagne / Luther / Protestantisme / Réforme.