Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

humanisme (suite)

Humaniste, Montaigne l’est assurément par son admiration pour les écrivains de l’Antiquité (chez qui il « pillote », jusque dans ses dernières années, citations et exemples), par son souci constant de « bien faire l’homme et dument », par sa volonté de retrouver partout et toujours l’« universelle et commune liaison » entre les humains. Mais, devant les œuvres, les héros et la civilisation des siècles antiques (il connaît, d’ailleurs, assez mal le grec), Montaigne garde un esprit critique acéré dont n’avaient pas fait preuve les humanistes précédents. L’homme, pour lui, n’est plus le centre ni la raison d’être de toute la création, encore moins cette « merveille des merveilles » dont parlait Sophocle et qu’avait exaltée l’humanisme optimiste de Pétrarque à François Rabelais : « Il n’est pas dit, déclare-t-il dans l’Apologie, que l’essence des choses se rapporte à l’homme seul. » Cependant, cet homme, même ramené à ses modestes dimensions dans l’univers copernicien, garde le droit — et a même l’impérieux devoir — d’atteindre à « cette absolue perfection et comme divine de savoir jouir loyalement de son être ». À la réalisation de cette légitime ambition servira chez Montaigne l’exploration des divers systèmes philosophiques de l’Antiquité. Non pour que l’homme moderne y redécouvre quelque modèle idéal, mais parce que, par l’analyse critique, méthodique, méthodologique des affirmations avancées par ces systèmes, il se cherche et il se trouve lui-même, dans le consentement lucide à l’humaine condition, dans le sentiment profond du rapport de reconnaissance qui doit unir l’être créé à son créateur. Avec Montaigne, l’humanisme français du xvie s. s’enrichit de ce qui reste le meilleur de tout humanisme : il s’humanise.


Bilan de l’humanisme

Le mouvement humaniste ne se limite pas seulement à l’Italie et à la France. Il gagna les Pays-Bas, où l’université de Louvain avait été fondée en 1425, où Érasme le rencontre auprès de Rudolf Agricola et d’Alexander de Heek (Hegius). Il brilla en Angleterre dans l’entourage de John Colet (1467-1519) et de Thomas More (1478-1535). L’Espagne (Juan Luis Vives, 1492-1540) connut de son côté un humanisme religieux et théologique. Reuchlin et Melanchthon (1497-1560) illustrèrent l’humanisme érudit allemand, dont la production littéraire demeure, au total, assez pauvre. En Hongrie, l’empereur Mathias Corvin (1440-1490) favorisa la renaissance des lettres antiques, dont Jan Kochanowski (1530-1584) est le meilleur représentant en Pologne. Partout, l’humanisme assura la restauration des études anciennes ; partout, il exerça une influence réelle sur la civilisation. Rien ne serait plus faux, en effet, que d’imaginer l’humanisme comme un phénomène purement littéraire et rhétorique. Sans doute, les humanistes sont-ils, d’abord, de véritables savants, mais ces esprits curieux, acharnés au travail, ne vivent pas une vie ignorante du monde. Hommes pratiques, que rapprochent les uns des autres, dans la république des lettres, visites et échanges de correspondance, ils savent que les bonae artes doivent englober tous les domaines de l’existence. Mus par un sens très vif de l’histoire, que ne gêne point leur passion pour les sources antiques, ils entendent faire œuvre de philosophes, contribuer à la promotion d’une humanité libérée, capable, grâce à sa rénovation spirituelle, d’affronter, mieux qu’il n’était possible dans le passé, tous les problèmes de la vie, moraux, pratiques, intellectuels et philosophiques. Ainsi, la philosophie est, à l’image du macrocosme, dont l’homme est le microcosme, aussi vaste et aussi riche que l’Univers lui-même.

S’agissant de la science, à laquelle les Anciens avaient pourtant accordé une place importante, on ne peut dire que l’humanisme, nourri surtout de textes et d’auteurs, l’ait pleinement favorisée. Humanisme et science paraissent souvent se développer séparément et sans action directe réciproque. Les poètes dits « scientifiques » — Peletier, Ronsard, Maurice Scève, Baïf, Belleau, Du Bartas, d’Aubigné — sont tous de grands humanistes, mais ils demeurent, sauf de rares exceptions, étrangers à l’activité créatrice des sciences de leur temps. En France, les vrais savants — comme Bernard Palissy (v. 1510 - v. 1590), l’inventeur des émaux français, géologue et astronome, et, plus encore, le chirurgien Ambroise Paré (v. 1509 - 1590), qui ne savait ni le grec ni le latin — récusent l’autorité des Anciens, pour s’appuyer sur l’expérience, sur la pratique, sans laquelle il n’est pas, à leurs yeux, de véritable science. Cependant, cette pratique n’exclut pas forcément, chez tous les savants, le recours à la théorie, aux textes antiques oubliés, ceux d’Archimède par exemple, que l’humanisme précisément vient de remettre à jour et qu’un Copernic n’a peut-être pas méprisés, sachant, en humaniste accompli, que l’expérience du passé est nécessaire à la découverte de demain. Dans le domaine religieux, l’humanisme n’entraîne, au total, de paganisme que littéraire. Et mis à part quelques libertins, quelques rationalistes isolés, il n’affecte pas essentiellement la mentalité d’une époque qui voulut croire. Évangélique, l’humanisme est, d’abord, au service de la foi. Par la suite, bien peu d’humanistes passèrent à la Réforme, dont ils appréciaient l’effort philosophique et philologique d’épuration de la doctrine chrétienne, mais à laquelle ils se sentaient plus encore opposés, et dans le problème de la justification par la foi et dans la conception de la vie morale, où les réformés se plaisaient trop à leur gré à insister sur le néant de l’homme. Sans doute un puissant mouvement sceptique, appuyé sur Sextus Empiricus et le mouvement pyrrhonien, qui fut florissant aux environs de 200 apr. J.-C., traverse-t-il la seconde moitié du xvie s. Encore n’a-t-il pour conséquence que de séparer les domaines de la raison et de la foi. L’humanisme, pour Montaigne, ne suppose pas la croyance, il ne l’exclut pas davantage et il conduit, chez lui, tout naturellement au respect de la tradition religieuse. De quoi sera garante, lors de la Contre-Réforme française, l’alliance des catholiques les plus orthodoxes avec les disciples les plus sceptiques de Montaigne dans une croisade commune contre le calvinisme.