Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

histoire (suite)

Histoire et littérature

Longtemps l’histoire a été considérée comme un objet littéraire, comme une province des belles-lettres obéissant à des exigences esthétiques, voire comme un « genre », au même titre que la tragédie ou le roman. Au cours du xixe s., conséquence des progrès de l’érudition et d’un souci de rigueur critique, un renversement s’opère, qui se confirme au xxe s. : les sollicitations du savoir l’emportent sur les préoccupations esthétiques, et l’histoire quitte la littérature pour devenir une discipline autonome.

Il reste que toute une partie de la littérature française, et cela est également vrai d’autres littératures nationales, de la latine avec Tacite à la chinoise avec le Chunqiu (Tch’ouen ts’ieou), n’est qu’une longue suite de réussites éclantes dues à des écrivains qui ont fait œuvre d’historiens. Aussitôt une question se pose : faut-il parler d’« écrivains » ou d’« historiens » ? Car leur lecture peut se faire à deux niveaux, soit qu’on s’attache à leur valeur proprement historique pour en dégager la permanence et l’actualité, soit qu’on se penche, au contraire, sur une certaine vibration intérieure, qui, elle, est d’ordre littéraire.


De l’historiographie à l’histoire

L’entrée de l’histoire dans la littérature se produit au xiie s., quand, à la suite des anciennes annales monastiques et des chroniques universelles écrites en latin, apparaît une historiographie poétique écrite en langue vulgaire (Wace, Benoît de Sainte-Maure, Ambroise d’Évreux). Ce n’est qu’au début du siècle suivant qu’a lieu une transformation capitale : le récit historique en vers s’efface devant la prose, et l’histoire acquiert ainsi sa langue définitive grâce à ceux qu’on appelle traditionnellement les chroniqueurs.

Cette apparition de la prose historique n’est pas un fait du hasard, mais correspond au vœu de la conscience collective d’entendre le récit des grandes aventures orientales des croisades*. On demande à ceux qui en ont été les témoins oculaires de raconter ce qu’ils ont vu. Leur œuvre sera donc narrative et éventuellement prétexte à des considérations morales et psychologiques. En ce sens, elle appartient tout autant à l’histoire (elle veut informer) qu’à la littérature (elle est récit et manifestation d’une personnalité).

Les premiers en date des chroniqueurs sont Robert de Clari (xiie-xiiie s.) et Geoffroi de Villehardouin (v. 1150 - v. 1213), qui ont tous deux participé à la quatrième croisade. Si Robert de Clari exprime l’opinion de la « menue gent » avec pittoresque et naïveté, Villehardouin fait preuve d’une lucidité supérieure, servie par une expression d’une rare clarté. À vrai dire, cette clarté a pu paraître suspecte (a-t-il tout dit ?), tendancieuse (n’est-il pas le porte-parole d’un parti ?) : du moins, Villehardouin voit les événements de haut, ne laissant place au détail qu’autant que celui-ci éclaire l’ensemble. Dans cet effort pour dominer son sujet, sans sacrifier la relation narrative, il se révèle grand prosateur et précurseur de ce qui, au fil des siècles, deviendra l’histoire. Moins d’un siècle plus tard, avec Joinville*, la réflexion cède en revanche le pas devant la chronique anecdotique. On est plus sensible au plaisir littéraire qu’il procure qu’à la qualité de son jugement. De même, après Jean le Bel (v. 1290-1370), Froissart (1333 ou 1337 - apr. 1400) puise sa matière dans la guerre de Cent Ans : interrogeant acteurs et témoins, il compose une œuvre brillante, pleine de couleur et de vie, mais indifférente aux causes profondes des événements. Il faut attendre Commynes* pour qu’à l’énoncé des faits se substitue une vision de moraliste politique qui se veut explicative.

Inestimable est le témoignage des chroniqueurs pour la connaissance d’une époque. Mais, plus encore, ce qui attire la conscience moderne, c’est la présence de l’homme, qui s’est trouvé plongé dans les événements dont il parle. Et c’est par là que l’œuvre de ces chroniqueurs bascule dans la littérature.

Au xvie s., au contraire, par suite du développement de l’érudition et d’une plus grande affirmation de l’esprit critique, les historiens humanistes sentent confusément que l’histoire est peut-être un domaine privilégié, sans toutefois jamais pouvoir nettement savoir si elle est une discipline avec ses règles propres ou un genre littéraire. À côté de l’œuvre des mémorialistes (Monluc, Brantôme, d’Aubigné*), qui écrivent à leur manière l’histoire, surgit un certain nombre de sommes — dues, entre autres, à Jean Bodin* et à Jacques de Thou (1553-1617) — qui, par le fait même qu’elles sont rédigées en latin, traduisent sans doute cet embarras : l’histoire prend conscience de ses fins, mais ne trouve pas encore son mode d’expression.


L’âge classique

Ces incertitudes se dissipent au xviie et au xviiie s. : l’histoire fait désormais partie de la littérature. Leurs frontières respectives sont imprécises, et l’une se confond dans l’autre. Fidèle aux impératifs qui commandent l’œuvre classique, l’histoire se plie à deux exigences complémentaires : plaire et instruire.

Elle vise à plaire, c’est-à-dire que, comme la tragédie, elle doit avoir une expression à la hauteur de son objet : « Une diction claire, pure, courte et noble », dira Fénelon. Elle doit aussi respecter l’unité dramatique : « Il faut dans une histoire, comme dans une pièce de théâtre, exposition, nœud et dénouement » (Voltaire). Mais elle veut également instruire : et c’est ainsi qu’au gré des époques elle est soit la « sage conseillère des princes » qui se propose une fin apologétique (Bossuet*), soit une démonstration politique (Montesquieu*), soit une arme de polémique et de propagande (Voltaire*).

Reste l’histoire des mémorialistes, qui est moins histoire qu’objet littéraire. La vérité capricieuse de Retz* et de Saint-Simon*, leur appréciation d’humeur des événements qu’ils ont vécus font de leurs mémoires le reflet d’une sensibilité qui affleure à chaque instant, et, à ce titre, ils relèvent de la littérature.