Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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hispano-américaines (littératures) (suite)

Dans les pays de forte population indienne, les romanciers, la plupart militants de gauche, dénoncent les injustices sociales dont sont victimes les Indiens. C’est le Bolivien Alcides Árgüedas (1879-1946) qui ouvre brillamment la voie de cette littérature « indigéniste » avec un chef-d’œuvre, Raza de bronce (1919). Arme de propagande, le roman vise à alerter les consciences et, pour cela, recherche l’effet, notamment dans la crudité du langage. L’Équatorien Jorge Icaza (né en 1906) ne recule ni devant les mots ni devant des scènes d’une cruauté atroce dans Huasipungo (1934), roman authentiquement « prolétarien », qui aura un grand retentissement dans son pays et à l’étranger. Il est un des meilleurs représentants de ce courant accusateur avec le Péruvien Ciro Alegría (1909-1967), champion de la cause indienne (El mundo es ancho y ajeno, 1941).

La littérature mexicaine occupe une place un peu à part : elle reste surtout très profondément marquée par le souvenir de la grande révolution de 1910. Celle-ci, nourrie des aspirations de la masse opprimée, devait susciter une floraison d’œuvres connues sous le nom de romans de la Révolution. Le chef-d’œuvre du genre et le premier chronologiquement est Los de abajo (1916), de Mariano Azuela (1873-1952). Médecin militaire des troupes de Pancho Villa, l’auteur a assisté à, quelques-uns des épisodes les plus cruels de la lutte : aussi son roman donne-t-il une étonnante impression de vécu. Il fut d’abord jugé antirévolutionnaire : on y trouve en effet exprimé le désenchantement d’un homme pour qui la Révolution a été trahie dans ses idéaux au profit d’une violence injustifiable. Secrétaire de Pancho Villa, Martín Luis Guzmán (né en 1887) est, avec Azuela, l’écrivain le plus significatif de cette littérature révolutionnaire dans ses récits hauts en couleur et dominés par l’action : El águila y la serpiente (1928), La sombra del caudillo (1929). Trente-sept ans après la Révolution, Agustín Yáñez (né en 1904), dans Al filo del agua (1947), recrée admirablement l’atmosphère d’un village à la veille du drame.

Autre convulsion, l’atroce guerre du Chaco entre la Bolivie et le Paraguay donnera aussi naissance à une abondante production romanesque, mais de moindre valeur et de qualité très inégale : du côté bolivien, citons Aluvión de fuego (1935), d’Óscar Cerruto (né en 1907), et Sangre de mestizos (1936), d’Augusto Céspedes (né en 1904).


Témoignage et dénonciation

En devenant une littérature de témoignage, la littérature va, du même coup, déborder le cadre rural pour pénétrer dans la jungle des villes... et des bidonvilles, avec d’hallucinants romans-reportages sur la misère urbaine : individus affamés, déchus, crucifiés, cyniquement exploités se pressent aux portes de ces romans d’un réalisme souvent insoutenable. Le Chilien Joaquín Edwards Bello (1886-1968) [El roto, 1920], les Argentins Manuel Gálvez (1882-1962) [Nacha Regules, 1919] et Roberto Arlt (1900-1942), d’inspiration dostoïevskienne (Los siete locos, 1929), sont parmi les premiers grands romanciers de la ville inhumaine.

Plus près de nous, le roman urbain est illustré par une cohorte d’écrivains de talent dont beaucoup ont été touchés par l’existentialisme et sont influencés par les techniques narratives des écrivains anglo-saxons, tels Joyce, Dos Passos, Faulkner : l’Uruguayen Juan Carlos Onetti (né en 1909) [La vida breve, 1950 ; El astillero, 1961], le Chilien Manuel Rojas (né en 1896) [Hijo de ladrón, 1951], le Colombien Manuel Mejía Vallejo (né en 1923) [Al pie de la ciudad, 1956]. Le douloureux problème des bidonvilles est abordé par l’Argentin Bernardo Verbitsky (né en 1909) [Villa Miseria es también América, 1957] ainsi que par les Péruviens Enrique Congrains Martín (né en 1932) [Lima, hora cero, 1958] et Julio Ramón Ribeyro (né en 1929) dans son recueil de nouvelles Los gallinazos sin plumas (1955), qui ont pour décors les sordides faubourgs de Lima et les plages voisines, souillées de détritus. Lima elle-même inspire son compatriote Mario Vargas Llosa (né en 1936) dans un roman d’une rare violence et d’une écriture très moderne, La ciudad y los perros (1962), où l’individu, en l’occurrence les élèves d’un collège militaire, apparaît aussi avili, mais cette fois par des éducateurs bornés.

Du témoignage à la dénonciation, il n’y a qu’un pas. Ce pas, de nombreux écrivains l’ont franchi. L’objet de leurs plus violentes attaques est l’impérialisme yankee, déjà signalé comme un danger menaçant par José Marti à la fin du siècle dernier. « L’Amérique latine a la forme d’un jambon et l’oncle Sam un bon coup de fourchette », aurait déclaré, à l’époque, Theodore Roosevelt. Parmi les romanciers dont l’œuvre porte la marque de l’anti-américanisme, Miguel Ángel Asturias est sans conteste le plus prestigieux. Cette même United Fruit Company dont il fustige le régime impitoyable d’exploitation de la main-d’œuvre dans El Papa verde (1954) se retrouve aussi visée par le Costaricien Carlos Luis Fallas (1911-1966) dans Mamita Yunai (1941) : petite maman United, derrière ce surnom dérisoire, c’est toute la haine pour l’exploitant étranger qui apparaît. D’autres romanciers s’attaqueront plus spécialement aux grandes plaies nationales. Le Péruvien José María Argüedas (1911-1969) revient à l’indigénisme, montrant le sort lamentable des péons dans ses romans, où, en ethnologue, il fait preuve d’une connaissance parfaite de la mentalité indigène (Los ríos profundos, 1958 ; Todas las sangres, 1965). Le Paraguayen Gabriel Casaccia (né en 1907) dénonce le règne de l’obscurantisme et de la corruption dans son pays (La babosa, 1952), et son compatriote Augusto Roa Bastos (né en 1917) cherche les voies du salut pour son peuple. Le Mexicain Carlos Fuentes (né en 1928) prend à partie la bourgeoisie mexicaine issue de la révolution de 1910 et flétrit en particulier ce vice typiquement mexicain, disons plutôt latino-américain, le machismo, l’orgueil du mâle, la virilité exaltée (La région más transparente, 1958 ; La muerte de Artemio Cruz, 1962). Mais Fuentes ne s’arrête pas au seul témoignage, à la seule investigation du réel : il explore aussi les mondes de l’imaginaire et du fantastique (Cantar de ciegos, 1965). Parallèlement, préoccupé de technique comme beaucoup de contemporains, il s’attache aux problèmes de forme et de langage. Aussi son œuvre, poursuivant un double objectif de critique sociale et de recherche formelle, est-elle révélatrice des tendances actuelles des lettres hispano-américaines, en affinité de plus en plus étroite avec les grands courants de la littérature universelle : « Nous sommes les contemporains de tous les hommes » (Octavio Paz).