Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

hispano-américaines (littératures) (suite)

L’indépendance

« Car nous perdrons les Indes, les colonies sont faites pour être perdues », dit le maître de Santiago, de Montherlant. À la fin du xviiie s., les « Indes » s’apprêtent à secouer le joug colonial, et la rupture est imminente. Déjà, au cours de ce siècle, plusieurs soulèvements se sont produits, prodromes des mouvements séparatistes, comme celui de l’Indien Túpac-Amaru, exécuté en 1779. Mais la cruauté de la répression ne fait que rendre plus tendus les rapports entre Américains et Espagnols. Ouverts aux idées révolutionnaires de 89 et influencés par l’exemple des États-Unis, nouvellement émancipés, les créoles vont passer à l’action au moment où l’Espagne est en pleine crise politique : la guerre d’indépendance éclate en 1810 sur les rives de La Plata. Elle se poursuivra jusqu’en 1824, année ou l’armée espagnole est définitivement mise hors de combat, au Pérou. Lorsque les dernières troupes péninsulaires capituleront, deux ans plus tard, l’empire colonial espagnol des Indes (à part Cuba et Porto Rico) aura vécu. En même temps, Bolívar*, le Libertador, verra s’évanouir son grand rêve d’une confédération sur le modèle des États-Unis, qui ferait, dit-il, « du Nouveau Monde, une nation de républiques ».

Cette époque tumultueuse est marquée par la naissance de très nombreux journaux aux titres évocateurs : El Despertador Mexicano, El Patriota Venezolano, La Aurora de Chile, etc., tous dominés par l’exaltation patriotique, pleins d’attaques virulentes contre le despotisme espagnol, d’appels à la liberté, d’exposés alimentés par les idées des encyclopédistes. On retiendra plus particulièrement le titre de l’un de ces journaux, El Pensador Mexicano, qui servira de pseudonyme à son fondateur. José Joaquín Fernández de Lizardi (1776-1827). C’est certainement, en effet, dans l’œuvre de cet écrivain, pamphlétaire mordant dès ses débuts, que se reflète le mieux l’esprit du temps. Esprit réformateur nourri de philosophie française, Lizardi plonge son scalpel au cœur de la société de son pays dans ses trois romans, qui lui valent d’être considéré comme le premier romancier hispano-américain. Le plus connu, El Periquillo Sarniento (1816), qui se situe dans la lignée picaresque du Gil Blas de Lesage, est un tableau débordant de vie et d’humour de Mexico à la veille de l’indépendance. Disciple de Rousseau, Lizardi critique la mauvaise éducation des femmes dans La Quijotita y su prima (1818). Dans Don Catrín de la Fachenda (1832), il exerce sa verve satirique à peindre un jeune parasite qui préfère déchoir que de travailler.

Cette même verve satirique, experte à camper des types créoles pittoresques, va se retrouver un peu plus tard, au Pérou, dans les comédies de mœurs de Felipe Pardo y Aliaga (1806-1868) et de son rival Manuel Ascencio Segura (1805-1871), vrai créateur du théâtre populaire péruvien. Après Lizardi, Pardo et Segura figurent parmi les meilleurs représentants du « costumbrismo » hispano-américain, genre d’inspiration espagnole dont relève le tableau de mœurs et qui contient en germe les éléments du réalisme.

On ne s’étonnera point que la poésie au temps des guerres d’indépendance soit à peu près uniquement héroïque : hymnes nationaux, épopées, odes sont les genres favoris des poètes de l’époque. L’un des plus grands, l’Équatorien José Joaquín Olmedo (1780-1847) est célèbre pour son ode La Victoria de Junín (1825), où il chante la gloire de Bolívar dans des vers de coupe classique, mais dont les sonorités éclatantes, le lyrisme enflammé annoncent déjà le romantisme.

Avec le Cubain José María de Heredia y Heredia (1803-1839), parent du poète français, la poésie américaine s’ouvre cette fois largement à la sensibilité romantique, malgré son attachement aux formes néo-classiques. Condamné à l’exil à l’âge de vingt ans pour avoir conspiré en faveur de l’indépendance, Heredia verra sa brève existence tourmentée par le souvenir de sa terre natale. D’où ce ton de nostalgie qui baigne les deux grands poèmes sur lesquels repose sa gloire : En el teocalli de Cholula (1820), méditation devant des ruines aztèques, et Oda al Niágara, magnifique description d’un paysage qui, trente ans plus tôt, inspira son maître Chateaubriand et que le Cubain écrira l’année de la mort de Byron (1824).

C’est le même sentiment de la nature, le même amour de la terre américaine et la même volonté d’en célébrer les beautés qui animent, dans son poème Silva a la agricultura de la Zona Tórrida (1827), le Vénézuélien Bello, troisième grande figure de la génération préromantique hispano-américaine et certainement la plus grande par son envergure intellectuelle. Cette tendance à chanter la géographie américaine, qui apparaît dès avant l’émancipation dans l’Oda al Paraná (1801), de l’Argentin Manuel José de Lavardén (1754-1809), va être un des traits caractéristiques du romantisme dans le Nouveau Monde.


L’époque romantique

Tout, au lendemain des guerres de l’indépendance, allait favoriser l’épanouissement du mouvement romantique en Amérique latine. Quoi de plus romantique, déjà, que cette nature sauvage qui fait les hommes forts et rend les passions violentes, que cette mélancolie qui baigne les cœurs, plus enclins en ces pays au sentiment qu’à la raison, que ce « désordre émotionnel » des Hispano-Américains dont nous parlions plus haut ? Dans l’ardeur des luttes pour la liberté, plus d’un héros romantique était né, qui, une fois brisé le joug espagnol, allait se convertir à son tour en cacique autonome prompt à imposer son propre joug et sa cruelle hégémonie. Cette époque, où les jeunes nations cherchent leur voie, est surtout marquée par la présence de ces caudillos et par les conflits qui opposent leurs esprits, le plus souvent barbares, aux âmes éprises d’idéal, déçues dans leurs rêves de progrès et d’harmonie. « Les thèmes du tyran, de la frustration de la liberté, de l’insécurité alternent, dans notre poésie romantique, avec celui de l’amour pour une femme ardente, lointaine et inaccessible, éthérée comme la fumée, comme un soupir, la femme que ces jeunes gens invoquaient avant de partir pour la guerre ou pour la mort » (Mariano Picón-Salas, Regreso de tres mundos, 1959).