Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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hispano-américaines (littératures) (suite)

Dominent de très haut ce temps les deux grandes figures mexicaines de Juan Ruiz de Alarcón y Mendoza (v. 1581-1639) et de sœur Juana Inés de la Cruz (1651-1695). En fait, bien qu’il soit né à Mexico et ait été formé à l’université dé sa ville natale, Ruiz de Alarcón appartient essentiellement à la littérature espagnole, qui, du reste, le revendique parmi les gloires de son Siècle d’or. C’est en effet dans l’Espagne de Lope de Vega, alors à son zénith, qu’il produit toute son œuvre et arrive à imposer sa manière aux Espagnols, frappés par tant de soin apporté dans la construction de ses pièces, un tel souci de vérité psychologique et de vraisemblance, une telle mesure et une telle discrétion dans l’étude des conflits moraux. En s’inspirant de sa comédie La verdad sospechosa, Corneille, dans le Menteur, reconnaîtra le talent de cet admirable dramaturge que l’on a comparé à Térence.

À la différence de Ruiz de Alarcón, Juana Inés de Asbaje, en religion sœur Juana Inés de la Cruz, restera attachée à son Mexique colonial. Elle naît dans un petit village proche de Mexico et montre des dons précoces : à trois ans, elle apprend à lire seule, et l’on rapporte qu’à huit ans elle compose un poème sur le saint sacrement. Admise comme fille d’honneur de la vice-reine, elle séduit la Cour par son charme et la richesse de ses talents. Sa beauté lui attire aussi de nombreux admirateurs, mais, à dix-huit ans, elle choisit de prendre le voile. Le couvent des hiéronymites de Mexico, où elle se retire en 1669, n’a de couvent que le nom : les religieuses y mènent une vie très libre, voire mondaine, et le parloir tient lieu de salon. Au milieu des quatre mille livres de sa bibliothèque, de ses instruments de musique, de ses appareils scientifiques, cette jeune femme, à la curiosité universelle, va pouvoir recevoir, étudier, lire et écrire. Puis, à quarante ans, poussée par son confesseur, elle renonce à tout, vend ses livres et se consacre à la pénitence. « Malade de charité », elle meurt la même année que notre La Fontaine, en soignant ses sœurs en religion lors d’une épidémie de peste. Son œuvre comprend : des pièces de théâtre, comédies, autos (El divino Narciso, 1689) ; une étonnante autobiographie-confession (Respuesta a sor Filotea de la Cruz, 1691), où elle se montre passionnée d’art, de science, de théologie ; surtout de nombreux poèmes profanes ou religieux (Primero sueño), dans lesquels, malgré l’influence du goût baroque de son temps et le conceptisme de Quevedo, elle sait rester simple et spontanée. Parfois, la « dixième muse », qui attribuait son talent à un don divin, retrouve les accents des grands mystiques espagnols. Mais ce qu’on admire le plus dans son œuvre, c’est ce mélange harmonieux de spiritualité et de sentiment que seul pouvait offrir le génie éblouissant de cette Mexicaine à la fois religieuse, intellectuelle et très féminine.


Le Siècle des lumières

Le Siècle des lumières est, pour l’ensemble des lettres de langue espagnole, un siècle sans éclat. Dans la Péninsule, la littérature est comme à bout de souffle. Dans les colonies d’Amérique, où elle suit de très près celle de la métropole, elle traverse aussi une période sombre et stérile. L’influence française va se faire profondément sentir en ce siècle, qu’inaugure le célèbre « il n’y a plus de Pyrénées » : répandu par les encyclopédistes, l’esprit philosophique pénètre en Espagne, avec d’ailleurs un certain retard par rapport au reste de l’Europe, avant d’aborder vers 1750 aux rivages américains, où la « crise de conscience européenne » trouve ainsi un lointain et tardif écho. L’esprit nouveau favorise l’érudition : de cette époque datent les premières études sérieuses sur la géographie et l’histoire naturelle des pays d’Amérique. Elles sont l’œuvre de ceux qui détiennent alors la culture, les Jésuites, gagnés par le mouvement scientifique et encyclopédique du siècle. Internationalistes convaincus, antimonarchistes, surtout après leur expulsion en 1767 par Charles III, inquiet et jaloux de leur puissance, les pères contribueront à faire connaître à la bourgeoisie créole, notamment, les théories libérales qui ébranleront les rigides structures coloniales, en prélude à l’émancipation. Condamnés à l’exil après la dissolution de la Compagnie, les Jésuites vont nourrir leurs écrits du sentiment de leur nostalgie. Ainsi d’Italie, l’un d’eux, le Guatémaltèque Rafael Landívar (1731-1793), chante dans les hexamètres latins de sa Rusticatio mexicana (1781) les beautés de la nature tropicale et les coutumes indigènes. Évocation émue, précise et colorée de la lointaine terre natale, ce beau poème, qui annonce la Silva a la agricultura de la Zona Tórrida d’Andrés Bello*, écrite aussi en exil, est sans doute la première œuvre d’un Hispano-Américain où se trouve exprimée l’originalité des paysages du Nouveau Monde et pris en considération le sort de l’Indien.

À cette époque, l’Europe s’intéresse aussi à l’Indien, mais cet Indien, c’est celui des Indes galantes, à la fois Huron et Inca, « bon sauvage » cher aux philosophes, qui voient en l’Amérique ce continent où l’on peut vivre « simplement sous les lois de l’instinct et de la conduite innocente que la Nature nous a imprimées dès le berceau » (L. M. La Hontan). Sujet littéraire (Voltaire se souvient des jésuites du Paraguay dans Candide), l’Amérique devient un objet d’étude pour les savants qui entreprennent de grandes expéditions scientifiques : ainsi La Condamine, Bonpland et surtout le baron Alexander von Humboldt*, auteur du Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent (1805-1834). Pris au jeu, les créoles se passionnent à leur tour pour les sciences : des sociétés savantes, des académies, des observatoires, des musées d’histoire naturelle sont fondés. D’après A. von Humboldt, « aucune ville du Nouveau Monde ni même des États-Unis ne possédait des établissements scientifiques aussi grands et aussi puissants que ceux de la capitale mexicaine ». L’Amérique latine voit s’illustrer ses premiers savants, tel Francisco José de Caldas (v. 1870-1816), gloire de la Colombie, alors Nouvelle-Grenade. À la fin du siècle, l’activité intellectuelle s’intensifie : témoin ces très nombreux périodiques qui apparaissent dans toutes les grandes villes du continent, s’alimentant des idées françaises et attestant la participation de l’Amérique aux « Lumières ». Malgré les contrôles d’une censure toujours vigilante depuis l’installation du Saint-Office au xvie s., Rousseau, Voltaire, Diderot, Condillac, Adam Smith, Bentham, Paine pénètrent en Amérique espagnole, dévorée par une soif intense de lecture : en 1785, El Callao, le port de Lima, reçoit une cargaison de 37 612 volumes ! On lit, sous le manteau, les œuvres de ces écrivains ; on les commente dans les sociétés secrètes ou les loges maçonniques ; certaines sont traduites (en 1794, la Déclaration des droits de l’homme, par le Colombien Antonio Nariño [1765-1823]) ; au sein d’une petite élite d’où se détachent quelques noms comme celui du médecin équatorien Francisco Eugenio Santa Cruz y Espejo (v. 1747 - v. 1795), fondateur, en 1792, du premier journal de son pays (Primicias de la cultura de Quito), l’idée d’une prochaine indépendance prend maintenant corps. Quelques créoles vont même chercher en Europe les idées d’autonomie, tel ce Pablo de Olavide (1725-1803), ami de Diderot et de d’Alembert, qui prit part aux travaux de la Convention. Dans la multitude d’essais, d’articles divers que produit cette époque agitée par les premiers soulèvements séparatistes, l’histoire littéraire ne retient cependant aucun titre important. On citera néanmoins, en raison de sa valeur documentaire, un très curieux récit de veine picaresque, El Lazarillo de ciegos caminantes (1776), description pleine de verve d’un voyage de Montevideo à Lima, signée par Concolorcorvo, pseudonyme d’un certain Calixto Bustamante Carlos Inca, qui se disait fils d’une princesse de Cuzco et qui serait en fait Alonso Carrió de la Vandera (v. 1715 - v. 1778).