Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

hispano-américaines (littératures) (suite)

Un quart de siècle environ s’est écoulé depuis la dernière lettre de Cortés à Charles Quint lorsque l’un des derniers survivants de l’époque héroïque, Bernai Díaz del Castillo (v. 1492 - v. 1584), va entreprendre d’écrire son Historia verdadera de la conquista de la Nueva España (1568). Dans ces pages, c’est toute l’histoire de la conquête du Mexique, vue par un ancien combattant nostalgique, qui défile devant nous. Il n’est texte plus débordant de vérité : bourré de détails, de petits faits vrais, minutieux presque à l’excès — pas un cheval dont on ne nous épargne la couleur de la robe —, ce récit de vieux grognard, qui peut dire : « À Mexico, j’y étais », laisse une étonnante impression de vécu. C’est justement cette impression que n’éprouve pas notre vétéran à la lecture de l’Historia general de las Indias (1552) de Francisco López de Gómara (v. 1512 - v. 1572), œuvre brillante d’un humaniste nourri de Salluste et de Cicéron, mais souvent infidèle et très partiale dans l’éloge excessif qui y est fait des mérites de Cortés. Si lui, Bernai Díaz, que les inexactitudes et les partialités du texte de Gómara remplissent d’indignation, n’a pas le talent de ce dernier — dont il envie la « grande rhétorique » en reconnaissant honnêtement la gaucherie de sa propre plume —, du moins pourra-t-il s’enorgueillir de laisser à la postérité un récit parfaitement conforme à la réalité et où, du même coup, justice sera rendue à tous ses compagnons d’armes, l’obscure cohorte des sans-grades que la gloire de leur capitaine a éclipsés. Par la sincérité du témoignage, par la saveur de la langue, rude et sans apprêt, cette chronique apparaît comme un des premiers chefs-d’œuvre que la terre américaine a produit.

En Garcilaso de la Vega, dit el Inca (1539-1616), le Pérou, dont la conquête suit de dix ans celle du Mexique, honore son premier écrivain. Fils d’un conquistador descendant du marquis de Santillane et du poète Jorge Manrique et d’une princesse indienne, cousine d’Atahualpa, Garcilaso el Inca laissera s’opérer en lui la symbiose des deux cultures, apparaissant ainsi comme le prototype de l’écrivain métis. À Cuzco, sa ville natale, il reçoit une éducation de parfait hidalgo, mais, en même temps, fasciné par le monde mystérieux qui l’entoure, se passionne pour tout ce qui touche à la race vaincue, s’imprègne des vieilles légendes indiennes que lui rapporte sa mère, dont la plainte (« nous étions rois et nous voici vassaux ») se gravera dans sa mémoire. En 1561, après la mort de son père, il se rend en Espagne : il a alors vingt-deux ans. Après avoir combattu l’infidèle, il se fixe en Andalousie et entre dans les ordres (1600). Traducteur des Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu, il publie en 1605, année où paraît la première partie de Don Quichotte, La Florida del Inca, récit de l’expédition de Hernando de Soto en Floride, puis en 1609 son œuvre maîtresse, Comentarios reales, où, se souvenant non sans quelque mélancolie des légendes de son enfance, il retrace l’histoire des Incas. La seconde partie, dédiée à « Notre-Dame, la Très Immaculée Vierge Marie Mère de Dieu », paraît en 1617, un an après sa mort, sous le titre d’Historia general del Perú et traite de la chute de l’Empire inca, à partir de l’arrivée de Pizarro, avec le même luxe de détails pittoresques, le même mélange de réel et de fantaisie, ainsi que dans une langue tout aussi pure et classique que dans la première partie. Jugés séditieux par les Espagnols, en raison de quelques critiques du système colonial et notamment des abus de la censure, les Comentarios reales connaîtront en revanche un grand succès dans la France du xviiie s., à l’époque du « bon sauvage » : ils inspireront le Rameau des Indes galantes (1735) et surtout J.-F. Marmontel pour son livre les Incas (1777). Quant au lecteur moderne, il saura gré à Garcilaso el Inca de lui faire découvrir une civilisation aujourd’hui disparue et de lui ouvrir ainsi une des pages les plus passionnantes de l’histoire de l’Amérique, celle de l’empire des Incas.

Si la Conquête eut ses chroniqueurs et ses historiens, elle eut aussi ses poètes. Le fracas des combats, la splendeur des paysages nouvellement découverts, l’étrangeté des coutumes indigènes, tout devait contribuer à enflammer les imaginations, même des plus rudes soldats, conquis par leur propre conquête. Certains allèrent jusqu’à se découvrir une âme de poète et, pour chanter l’épopée de la Conquête, écrire en vers épiques. C’est le cas d’Alonso de Ercilla y Zúñiga (1533-1594), né à Madrid la même année que Montaigne, au sein d’une famille noble. À vingt et un ans, il a parcouru presque toute l’Europe, lorsque, à la nouvelle du soulèvement des Araucans au Chili, il décide, poussé par son goût de l’aventure, de s’embarquer pour l’Amérique. Il s’y distinguera par son intrépidité dans la lutte contre les Araucans insoumis. Impressionné par leur vaillance farouche, leur amour pour leur terre natale et leur haine contre l’envahisseur espagnol, il entreprend d’écrire l’histoire de cette guerre : tel est le sujet de La Araucana, long poème en hendécasyllabes, considéré au Chili comme le poème national. Publié en plusieurs fois (1569, 1578 et 1589), il pèche, de ce fait, par manque d’unité. Mais rédigé en partie sur le champ de bataille même (« à la main, soit la plume, soit la lance »), il contient des scènes d’une vie et d’un réalisme insurpassables. Ercilla est, en effet, avant tout un peintre de batailles, son sujet favori ; doué d’un sens prodigieux de la description, il excelle dans les scènes de carnage, mais il sait aussi évoquer splendidement la nature sauvage et gigantesque. Il s’attache également à brosser le portrait de quelques-uns des héros de cette guerre sanglante, notamment Caupolicán († 1558), le chef de la rébellion, sorte de Vercingétorix araucan, et Colocolo († 1560), « Nestor indien » dont les discours furent fort prisés par Voltaire. Cependant, tous ces personnages, et plus encore les héroïnes, n’ont rien de bien typique : lorsqu’ils parlent, on dirait des Romains. C’est qu’Ercilla est si fortement nourri de lettres classiques que partout l’on sent chez lui l’influence de ses modèles latins, Sénèque, Lucain et Virgile entre autres. La Araucana n’en est pas moins un des plus beaux poèmes épiques de tous les temps, et, à sa publication, son succès fut énorme.