Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hawkins (Coleman)

Saxophoniste américain (Saint Joseph, Missouri, 1904 - New York 1969).


« Et il me plaît que le chef-d’œuvre de Hawkins, qui se trouve être aussi l’une des sept ou huit merveilles du jazz, autorise à parler de l’âme un peu plus gravement que ne l’eussent permis, sans lui, le titre et même la mélodie de cette chanson sentimentale. Bien loin d’ailleurs que le « and » de Body and Soul suggère une distance ou une opposition, il joue (à mon avis) un rôle très actif et profond de conjonction vraiment copulative, et la musique de Hawkins en son meilleur point d’équilibre, comme celle de ses pairs, énoncera toujours le balancement intérieur de cette indissociable alliance ; elle dira toujours, en recourant implicitement à la copule fondamentale qu’est le verbe être : « Body is soul », ou l’inverse si l’on préfère. » Jacques Réda rendait ainsi hommage (dans Jazz Magazine, juill. 1969) au musicien que l’on surnommait « Bean » (le Haricot) et qui, aujourd’hui encore, est considéré comme l’« inventeur » du saxophone ténor. Mais, avant d’atteindre, en 1939, ce sommet que représente son enregistrement de Body and Soul, Coleman Hawkins avait dû, pendant quelque dix ans, imposer son instrument et son style au sein de grands orchestres aux côtés des trompettes, qui, de La Nouvelle-Orléans à New York, régnaient alors sur le monde du jazz.


Le ténor : une voie déjà moderne

À cinq ans, il avait étudié le piano. À sept, le violoncelle. Il choisit le saxophone ténor en 1913. À l’inverse des autres instruments à vent adoptés par les musiciens noirs américains, ceux qu’avait inventés le Belge Adolphe Sax n’ont été utilisés que très rarement par les compositeurs européens. Considérés, semble-t-il, comme des curiosités de lutherie, les saxophones avaient surtout ajouté leurs voix aux fanfares et orchestres de cirque. Aussi Hawkins dut-il moins apprendre une technique que s’en inventer une. Mamie Smith, une des chanteuses de blues les plus populaires à l’époque, lui offrira son premier engagement, ce qui pour le jeune saxophoniste constitue déjà une remarquable référence, la chanteuse ayant la réputation de choisir ses accompagnateurs parmi les meilleurs jazzmen. En 1922, elle l’emmène à New York, où il se produit dans les cabarets de Harlem avant d’être engagé par Fletcher Henderson, pianiste et chef d’un grand orchestre. Hawkins va mettre son travail à l’épreuve des autres voix instrumentales. Encore marqué par les traditions néo-orléanaises (notamment le jeu staccato des clarinettistes) et, plus encore, par son souci de rivaliser en puissance avec trompettes et trombones, le saxophoniste pratique d’abord un jeu rudimentaire, véhément, voire brutal. Peu à peu, il s’impose comme une des « vedettes » de l’orchestre et, bientôt, comme l’un des musiciens les mieux payés. Les premiers enregistrements auxquels il participe dans les années 20 le feront considérer, un peu vite semble-t-il, comme le « Louis Armstrong du saxophone ». Du trompettiste, l’on retrouve certes dans le jeu de Hawkins la puissance apparemment « naturelle », le volume sonore, le débit « facile » et cette sorte d’expressionnisme qui n’est en fait, chez les grands jazzmen, que la trace au niveau instrumental du blues vocal. Hawkins restera chez Henderson jusqu’en 1934, ce qui ne l’empêchera pas — popularité oblige — d’enregistrer avec d’autres orchestres (les McKinney’s Cotton Pickers et les Mound City Blue Blowers à la fin des années 20), ces séances supplémentaires étant pour lui autant d’occasions de travailler de façon plus diverse et plus libre. Ce qu’il va développer avec le plus de rigueur, c’est un sens de la construction alors inhabituel dans la musique négro-américaine improvisée. Alors qu’un Armstrong apparaît, à la même époque, comme un maître de la paraphrase thématique, Hawkins élimine peu à peu de son improvisation les références explicites à la mélodie initiale que représente le thème. Ainsi, il met au point ce qu’André Hodeir appelle la « phrase-chorus », par opposition à la paraphrase qui n’est qu’embellissement de la ligne mélodique du thème. Ce n’est qu’à la lumière de l’aboutissement que constitue sa version exemplaire de Body and Soul que les premiers indices de ce travail peuvent être relevés dans ses enregistrements de la fin des années 20. Autre innovation, également indissociable de cet esprit du blues toujours sous-jacent : une façon inédite de jouer en tempo lent.

Alors que les « slows » (blues ou ballades), pour nombre de musiciens, sont les pièges révélateurs de toutes mièvreries et déliquescences, Hawkins réunit en de tels contextes rythmiques-mélodiques diverses qualités (ampleur du vibrato, puissance de la sonorité, douceur du discours, celle-ci, paradoxalement, semblant être le produit des deux premières) qui sont, à défaut d’un mot plus précis et moins dévalué, ce qu’il faut bien appeler le lyrisme hawkinsien.


L’homme de tous les jazz

Les contradictions et les chocs qui font l’histoire du jazz, Hawkins les aura inscrits en son œuvre. D’où cette constante dualité, cette opposition productive : rigueur quasi schématique de la construction et lyrisme irrépressible de l’improvisation. À la fin des années 30, la popularité de Hawkins dépasse les frontières américaines, traverse l’Océan. En 1935, il joue à Londres, La Haye, Paris ; il enregistre avec Benny Carter, les Français Alix Combelle, André Ekyan, Django Reinhardt. En 1939, retour aux États-Unis ; Body and Soul, moment privilégié, miracle d’équilibre entre les deux tendances du flux hawkinsien et, pour les musiciens de toutes générations, une leçon qui n’a pas fini d’être méditée. Indépendant, curieux, attentif à toutes les musiques, Hawkins, après avoir dirigé un grand orchestre et diverses petites formations, s’intéresse aux travaux des jeunes boppers. Il joue avec Howard McGhee, Dizzy Gillespie, Miles Davis, Fats Navarro, Thelonious Monk, Max Roach, Sonny Rollins... Jusqu’à sa mort, il continuera de promener son saxophone dans toutes les régions du monde et du jazz. Physiquement ou par hommage interposé (celui, par exemple, que lui rendent, dans les années 70, des musiciens de free jazz comme Archie Shepp), il aura été de toutes les batailles des musiciens noirs américains.

P. C.