Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Greco (Dhomínikos Theotokópoulos, dit le) (suite)

Le Greco reprend alors ses thèmes anciens, les figures de saints — que son atelier multiplie par ailleurs pour répondre à la demande pressante d’une vaste clientèle — et les scènes religieuses traditionnelles, comme l’annonciation, l’adoration des bergers, la Pentecôte, pour en faire autant de recherches picturales. On mesure l’importance des « transfigurations » qui s’ensuivent en comparant les premières et les dernières versions de thèmes comme le Christ au jardin des Oliviers, une composition à laquelle le peintre a réservé quelques-unes de ses plus grandes hardiesses d’expression (église d’Andújar) et surtout le Christ chassant les marchands du Temple. Encombré d’architectures et d’accessoires à l’origine, ce sujet se dépouille pour n’être plus en définitive que rythme et lumière (National Gallery de Londres).

Les dernières œuvres, celles qui précèdent de peu la mort, survenue en 1614, sont aussi celles où le vieux maître concentre le plus son imagination pour explorer cet au-delà vers lequel il se savait déjà en route (Vision de saint Jean, Metropolitan Museum de New York).

L’effort solitaire du Greco s’est soldé par d’étonnantes conquêtes picturales. D’une certaine manière, il anticipa sur les recherches de nos peintres modernes. Ceux-ci ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, qui ont vu en lui le plus étonnant des précurseurs.

M. D.

 M. B. Cossio, El Greco (Madrid, 1908 ; 2 vol.). / M. Barrès, Greco ou le Secret de Tolède (Emile-Paul, 1912). / A. L. Mayer, El Greco (Berlin, 1931). / J. Camón Aznar, Dominico Greco (Madrid, 1950 ; 2 vol.). / A. Vallentin, El Greco (A. Michel, 1954). / P. Guinard, Greco (Skira, 1956). / G. Marañon, El Greco y Toledo (Madrid, 1956). / F. J. Sánchez Cantón, Greco (Rome, 1961). / H. E. Wethey, El Greco and his School (Princeton, 1962 ; 2 vol.). / A. Emiliani, le Greco (Novara et Larousse, 1967). / E. Lafuente-Ferrari, Il Greco di Toledo e il suo espressionismo estremo (Milan, 1969). / Greco (Flammarion, 1971).

Green (Julien)

Écrivain français d’origine américaine (Paris 1900).


Né en France de parents américains fixés en Europe depuis 1893, Julien Green écrit en 1924 sous un pseudonyme, huit ans après avoir abjuré le protestantisme, un vigoureux Pamphlet contre les catholiques de France. De longs séjours aux États-Unis l’amènent, après la lecture fervente d’écrivains anglais sur lesquels il publie des études, à situer en Amérique son premier roman, Mont-Cinère (1926), où la tragédie s’abat sur un vaste domaine familial. Adrienne Mesurat (1927) et Léviathan (1929), remarquables de sûreté et de maîtrise, rendent célèbre le jeune romancier, qui dépeint sans tendresse des passions refoulées dans le cadre étouffant de petites villes françaises. Dès le Visionnaire (1934), Minuit (1936), puis avec Varouna (1940), Si j’étais vous... (1947), Julien Green jette dans un monde mi-fantastique mi-réel des êtres qui ne parviennent pas à exorciser leurs démons. Après la guerre, le climat de son œuvre, sans perdre son caractère fiévreux, devient moins surnaturel, moins halluciné. Parallèlement à son Journal (commencé dès 1919 ; mais seuls les textes écrits depuis 1928 seront publiés), Green poursuit sa veine romanesque dans de nouvelles recherches d’expression (Moïra, 1950 ; le Malfaiteur, 1956 ; Chaque homme dans sa nuit, 1960) et écrit pour le théâtre des pièces qui mettent aux prises des personnages avides de pureté, en dépit de leur ambiguïté (Sud, 1953 ; l’Ennemi, 1954 ; l’Ombre, 1956). Le dramaturge, en fait, se révèle inférieur aux confessions de la trilogie autobiographique de Partir avant le jour (1963), Mille Chemins ouverts (1964) et Terre lointaine (1966), quêtes du vert paradis de l’enfance qui montrent en Green un maître de la littérature personnelle, que l’Académie française consacre en 1971.

« Il n’y a jamais que deux types d’humanité que j’aie vraiment compris, c’est le mystique et le débauché, parce que tous deux volent aux extrêmes et cherchent l’un et l’autre, à sa manière, l’absolu. » (Journal.) Comment Green parvient-il à ce mariage du ciel et de l’enfer dans ses livres haletants et inquiets où des âmes perdues se tournent, dans leurs pires égarements, vers on ne sait quelle transcendance ? Une atmosphère pesante et son trouble envoûtement, des scènes cruelles, parfois insoutenables, dessinent un univers de cauchemar dont la désespérance est atténuée par des appels vers l’innocence et la pureté. L’effroi des personnages de Green devant les réalités charnelles, leur sexualité sourde et souvent frustrée finissent par s’épurer chez ces êtres, puisque, peu à peu, ils abandonnent leur pesanteur pour s’élever vers la grâce.

Il reste aussi dans cette œuvre si forte le Journal de Green, « cette longue lettre que l’auteur s’écrit à lui-même », habité comme il l’est par « cette rage de dire la vérité, honnêtement, sans choisir, sans arranger ». Lieu privilégié de la méditation de l’écrivain, bilan jour après jour d’une existence, ces pages sincères ont une gravité passionnée.

A. M.-B.

 M. Eigeldinger, Julien Green et la tentation de l’irréel (Aux Portes de France, 1947). / A. Fongaro, l’Existence dans les romans de Julien Green (Signorelli, Rome, 1954). / M. Gorkine, Julien Green (Debresse, 1956). / J.-L. Prévost, Julien Green ou l’Âme engagée (Vitte, Lyon, 1960). / J. Sémolué, Julien Green ou l’Obsession du mal (Éd. du Centurion, 1964). / B. T. Fitch (sous la dir. de), Configuration critique de Julien Green (Lettres modernes, 1966). / R. de Saint Jean, Julien Green par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1967). / J. Petit, Julien Green, l’homme qui venait d’ailleurs (Desclée De Brouwer, 1969).

Greene (Graham)

Romancier anglais (Great Berkhamsted, Hertfordshire, 1904).


Chez cet écrivain au talent éclectique — cinéma (The Third Man [le Troisième Homme], 1950), théâtre (The Living Room [Living-Room], 1953, le Paria, 1957), essais et nouvelles —, l’œuvre romanesque se souvient de son premier métier de journaliste (Journey without Maps [Voyage sans carte], 1936 ; The Lawless Roads [Routes sans loi], 1939). Le monde lui sert de cadre : chemins de l’Orient (Stamboul Train [Orient-Express], 1932), Suède (les Naufragés, 1935), Amérique (Our Man in Havana [Notre agent à La Havane], 1958), Afrique (A Burn-out Case [la Saison des pluies], 1961) ; et l’actualité, de toile de fond : guerre d’Espagne (The Confidential Agent [Agent secret], 1939), chasse aux prêtres (The Power and the Glory [la Puissance et la gloire], 1940), espionnage (The Ministry of Fear [le Ministère de la peur], 1943 ; The Heart of the Matter [le Fond du problème], 1948), guerre d’Indochine (The Quiet American [Un Américain bien tranquille], 1955) ou dictature haïtienne (The Comedians [les Comédiens], 1966). Aucune concession gratuite pourtant à l’exotisme, à l’anecdote. Même ses romans les moins « métaphysiques » — tel Orient-Express par exemple —, qu’il considère comme « entertainments », les romans policiers (A Gun for Sale [Tueur à gages], 1936) et surtout It’s a Battlefield (C’est un champ de bataille, 1934) ou Brighton Rock (le Rocher de Brighton, 1938), sans rien perdre des qualités d’un genre auquel il confère sa marque personnelle, prennent une dimension particulière. Avec une maîtrise impeccable de l’art d’écrire (fui fait penser parfois à H. James, c’est toujours l’homme que Greene place au cœur de l’événement dans son cadre particulier. L’homme et la Grâce. Ainsi, l’œuvre de Greene apparaît tiraillée entre l’humain et le surnaturel. Mais l’humain y donne dans le déchu, et le surnaturel y côtoie plus souvent l’enfer que le divin, tant il est vrai que, pour cet optimiste inquiet, « on commença à croire au Ciel parce qu’on croyait en l’Enfer ». L’horreur du conformisme à l’anglaise qui remonte chez Greene à son enfance dans la « public school » paternelle le fait se pencher sur les plus misérables. Au physique et au moral. Le lecteur découvre des personnages un peu frères du Caleb Williams (1794) de William Godwin (1756-1836), un précurseur du genre, ou de ceux de F. L. Green. Eternels pourchassés, humiliés ou révoltés, haineux ou vils, ils se débattent dans l’« inespoir » (Agent secret), la « trahison » (la Puissance et la gloire), entraînés par une inexorable « fatalité » (le Rocher de Brighton) vers la mort, le suicide (le Fond du problème). Et pourtant, ces êtres de péché et de souffrance, dépassés par des problèmes dont ils ne détiennent pas la clef, sont à la recherche des voies de Dieu. Dans notre univers où tout est prévu pour écraser, ils n’ont rien à attendre. La solution se trouve ailleurs. En effet, après sa conversion (1926), Greene a pénétré « dans le royaume de l’inconnu et de la grâce ». Toutefois, chez cet écrivain catholique — « dernier titre auquel j’aie jamais aspiré », précise-t-il d’ailleurs —, pas plus que les hommes ne sont héros ou saints, les chemins de la grâce ne se révèlent droits ou faciles. Ce sont vraiment des « mystères effrayants de l’amour se mouvant dans un monde ravagé » qui s’offrent au regard. Le catholicisme d’une Sarah (The End of the Affair [la Fin d’une liaison], 1951) ou de Scobie (le Fond du problème) n’a rien de serein ou d’apaisé, et c’est bien l’« étrangeté terrifiante de la miséricorde de Dieu » que proclame du fond de sa déchéance le « dernier » padre mexicain du célèbre roman la Puissance et la gloire. Mais, en fin de compte, ici aussi, et pour l’essentiel, c’est Dieu qui triomphe dans le combat du bien et du mal. Peinture lucide et sans concession de la condition de l’homme, l’œuvre de Greene n’atteint jamais à cette « défiance passionnée en la nature humaine » dont il parle à propos de Henry James (1843-1916). Elle n’offre pas non plus l’implacabilité des satires d’Evelyn Waugh (1903-1966) — cet autre converti —, et son interrogation de la divinité ne demeure pas sans réponse. C’est qu’il existe en lui un solide fonds de gaieté et de fantaisie toujours prêtes à reparaître (Notre agent à La Havane) et qui tendrait même à s’imposer de plus en plus, semble-t-il, si on s’en réfère à la verve picaresque qui parcourt les tribulations en marge de la morale et de la loi des héros de son roman. Travels with my Aunt (Voyage avec ma tante, 1969).

D. S.-F.