Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Grèce (suite)

L’idée monarchique

En Grèce classique, on ignorait la monarchie et, d’une certaine façon, on la méprisait ; la royauté n’existait de façon vivante qu’à Sparte, et, même là, elle était réduite à ses composantes religieuses et militaires. En fait, on ne trouvait de rois véritables, c’est-à-dire de souverains exerçant de vastes pouvoirs, que sur les bordures de l’hellénisme, et encore ces rois, quand ils avaient des rapports soit politiques, soit économiques, soit culturels avec le monde grec, évitaient-ils de se parer de leur titre, même dans les correspondances officielles.

Après Alexandre, tout change : l’esprit public sait bien que le véritable pouvoir dans le monde hellénistique est dans les mains des rois. Aussi la modestie des périodes précédentes n’est-elle plus de mise : on inscrit le titre royal partout, sur les monnaies, dans les moindres lettres. Mais surtout la monarchie change dans sa nature même. Il n’y a plus, sauf assimilation qui peut se révéler abusive (en Égypte par exemple, avec les Lagides), de royauté nationale (il faut mettre à part le cas de la dynastie des Antigonides en Macédoine), car, pour les Barbares des territoires conquis, les rois ne tiennent leur pouvoir que du droit de la lance, ils restent des étrangers, sans que, pour autant, les colons gréco-macédoniens installés dans les territoires qu’ils dominent se considèrent comme une nation dont ils seraient les représentants. Aussi le roi n’est-il plus appelé « roi des Syriens » ou « roi des Macédoniens », mais le « roi Démétrios régnant à Antioche », le « roi Ptolémée à Alexandrie ». Ils assument le titre royal parce qu’ils sont capables de garantir à qui se range sous leur autorité la liberté, la paix, ou du moins une certaine tranquillité. Ce sont les fondateurs, les bienfaiteurs (évergètes) des cités de leur empire, qui leur rendent un culte comme à Apollon, à Héraclès ou à Zeus et qui acceptent de n’être plus, dans les royaumes, que des communes dont les assemblées administrent les affaires locales. Ce sont leurs victoires qui manifestent leurs vertus royales ; peu à peu, néanmoins, se fondent des dynasties de rois, car on suppose, pour la tranquillité d’un monde où les prétendants risquaient de se multiplier, que le charisme passe normalement de père en fils.

Si les cités avaient accepté d’obéir aux rois et de renoncer ainsi à leur indépendance totale, c’est que les rois, héros du nouveau monde, pouvaient, mieux que les dieux, se faire aimer et protéger leurs fidèles. Malheureusement, ils ne furent pas capables, englués dans leurs querelles et leurs impuissances, de faire cesser les guerres, le mal qui avait rongé le monde grec classique. Seule Rome, qui sut, aidée par leur médiocrité, conquérir l’ensemble du monde méditerranéen, donna aux Grecs ce à quoi ils aspiraient confusément depuis des siècles : la « paix commune ». Elle fut romaine, mais la civilisation qu’elle fit vivre fut bien grecque.


L’homme grec

L’homme grec était un animal politique ; aussi ne faut-il pas s’étonner que la cité n’ait cessé d’être la mesure de la vie, même lorsque les rois la dominaient. C’est dans son cadre que vivaient les Grecs et c’est grâce à elle qu’ils étaient Hellènes.

Une telle institution paraissait satisfaire les hommes ; personne ne songeait à remettre en cause le système, ni les philosophes, qui pouvaient bien rêver, mais qui n’imaginaient jamais autre chose que des cités idéales, ni les révolutionnaires, qui, bien souvent, ne cherchaient pas d’autre révolution que le retour à la pureté de la cité antique (c’est net à Sparte par exemple).

Pourtant, la cité n’accueillait pas tous les hommes, et le bonheur des citoyens était fait de l’aliénation des esclaves qu’ils employaient. L’activité manuelle était déconsidérée : le seul métier (en fait, sinon toujours en droit) qu’on pût exercer noblement était celui des propriétaires agricoles. La cité grecque classique vivait ainsi du travail de ceux qu’elle n’acceptait pas en son sein : les métèques (étrangers domiciliés), quand elle consentait à ce qu’ils viennent s’installer chez elle et qu’elle voulait bien les protéger, et les esclaves, auxquels étaient réservés les métiers manuels.

Dans le monde hellénistique, la situation ne changea pas de façon substantielle : les rois se nourrissaient et soldaient leurs troupes avec le produit des domaines royaux cultivés par des serfs (que ce soit en Asie, en Syrie ou en Égypte) ; les cités, elles, dans les royaumes, profitaient souvent de ce que fournissait l’exploitation des terres de leur territoire cultivées par des paysans indigènes.

La facilité et la médiocrité étaient la rançon d’une telle organisation : facilité, en ce que l’on se contentait d’un bonheur qui excluait de l’humanité active la grande majorité de la population ; médiocrité, en ce qu’une société esclavagiste ne pouvait progresser, parce que nul savant n’avait jamais à mettre à l’épreuve du réel la justesse de ses raisonnements ; dans un monde où rien ne bouge, à quoi servent les théoriciens politiques ; dans un monde où l’esclave est une machine, à quoi bon épargner le travail humain : Archimède n’accepta de mettre son génie au service de sa patrie (de prostituer en quelque sorte la science théorique) que lorsqu’elle fut près de mourir. La Grèce avait choisi de se priver de ses possibilités de produire ; partant, c’était un pays fragile, à la merci d’une modification des routes de commerce, freinant sa natalité, parce qu’il se méfiait d’un trop de force qu’il pouvait enfanter, mais ne pouvait nourrir. Civilisation du bonheur de vivre qui ne voulait plus donner la vie, civilisation déjà décadente, car trop satisfaite d’elle-même. Le christianisme lui-même aura du mal à mordre sur Athènes, car, pour croire à l’au-delà, il ne faut pas se fier à son présent ou à son passé. Le club des citoyens mourra, sans même en avoir conscience, d’avoir vécu trop satisfait.

J.-M. B.