Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Amérique latine (suite)

Si l’Amérique latine est aujourd’hui métisse, sauf en son cône sud, c’est parce que la politique espagnole a permis la survie de l’indigène et, dans une certaine mesure, la fusion entre le vainqueur et le vaincu, et ce n’est pas peu de chose lorsque l’on voit au xxe s. l’acuité de la question raciale. À la veille de l’indépendance, le Mexique et ses dépendances totalisent 7 millions d’habitants, le reste de l’Amérique latine quelque 11 millions. Tout en haut de l’échelle sociale se trouvent les 300 000 Espagnols nés dans la métropole et fiers de l’être, détestés par les créoles, Espagnols nés sur place, de race pure, qui ont la réalité de la puissance économique, alors que les Espagnols péninsulaires contrôlent le pouvoir politique. Les créoles sont près de 3 millions. En dessous se distribuent sur l’échelle des castes tous les sang-mêlé : métis issu du Blanc et de l’Indien, mulâtre du Blanc et du Noir, zambo du Noir et de l’Indien, avec une appellation et une hiérarchie pour toutes les variations de la gamme (quarteron, octavon, etc.). En bas de l’échelle sociale se trouvent les 10 millions d’Indiens, sur qui pèse l’exploitation fiscale et économique. Principale force de travail, ils sont, d’une manière ou d’une autre, liés au sol. Subsistent dans les zones frontières des peuplades d’Indiens « sauvages » qui mènent la même vie qu’avant la conquête. Les esclaves noirs viennent encore plus bas. Près de 2 millions et demi de Noirs ont été amenés d’Afrique pour travailler sur les plantations des Antilles, du Mexique, de Colombie et du Brésil, où plus de la moitié de la population est noire.


L’économie

L’économie est organisée dans le cadre du système colonial mercantiliste, les colonies devant fournir la métropole en métaux précieux et en denrées coloniales comme le sucre, et la métropole y trouvant un marché pour les produits de son industrie. La contradiction est évidente entre les intérêts des uns et ceux des autres : on voit par exemple l’Espagne interdire la plantation de la vigne ou de l’olivier en Amérique pour vendre son huile et son vin. L’activité économique américaine est donc organisée en fonction de la métropole et nullement selon les exigences d’un développement interne ; cela explique que l’héritage colonial pèse d’un poids néfaste surtout dans le domaine économique, et cela en plein xxe s. Signalons, en passant, que la France et l’Angleterre appliquaient à la même époque les mêmes principes. Ce système a engendré chez les créoles un mécontentement qui les préparait à l’indépendance (pour les mêmes motivations que les colons américains) et, en même temps, une incapacité profonde à prendre en main les destinées économiques de leurs pays après l’indépendance. Les créoles y ont gagné de faire de plus gros profits, mais nullement l’indépendance économique pour leurs pays ; ils ont secoué la tutelle d’une métropole lointaine pour se chercher de nouveaux maîtres plus puissants, comme l’Angleterre au xixe s., plus puissants et plus proches, comme les États-Unis avant même le début du xxe s.


Le temps des troubles : le xixe siècle


L’indépendance

Si l’indépendance n’a pas porté remède aux défauts de la colonie, si elle les a aggravés, c’est qu’il s’agit d’une rébellion des colons contre la métropole. Lorsque le pouvoir central prétend renforcer son contrôle sur place — et c’est le sens des réformes des Bourbons d’Espagne au xviiie s. —, cela détermine une crise très grave dans le monde créole ; cette crise profitera de la rupture avec Madrid, provoquée par l’invasion napoléonienne, pour se manifester politiquement en assumant une indépendance accidentelle de fait. Ce n’est pas la Révolution française et la contagion des idées révolutionnaires qui expliquent l’indépendance. Celle-ci a des causes internes, et c’est pourquoi elle ne tend nullement à la décolonisation intérieure de l’Amérique, puisqu’elle est le fait des élites dirigeantes.

Le soulèvement n’est jamais populaire, à deux exceptions près, toutes deux remarquables. À Haïti, première nation indépendante de l’Amérique latine, l’indépendance est conquise au terme d’une longue et terrible guerre sociale menée par les esclaves noirs contre les colons français et contre les mulâtres. Au Mexique la révolution populaire éclate, malgré ses chefs, pourrait-on dire ; de 1810 à 1814, les masses rurales suivent Hidalgo le créole, puis Morelos le mulâtre, prêtres tous deux ; mais ces révoltes seront écrasées, et quand le Mexique deviendra indépendant, ce sera, en 1821, parce que les créoles veulent se séparer d’une métropole devenue dangereusement libérale. Le premier empereur mexicain, Iturbide, avait participé très activement à la répression de l’insurrection populaire. Partout ailleurs, les guerres d’indépendance furent le fait des colonisateurs et de leurs gouvernements, les masses n’y participant guère, ou alors indifféremment d’un côté ou de l’autre ; plutôt dans le camp royaliste, le roi étant traditionnellement le protecteur contre le créole. Au Pérou et au Venezuela, fidèles à l’Espagne, les indigènes provoquent les premières défaites de Bolívar, le grand héros de l’indépendance. Héros romantique, génie militaire seulement surpassé par San Martín, libérateur du Venezuela, père des États-Unis de Colombie, Bolívar perdit bien vite, après la victoire, tout espoir de réaliser l’unité américaine, seul moyen d’échapper à de nouveaux maîtres.

L’indépendance acquise dans ces conditions — rébellion créole contre loyalisme indien — allait aggraver la situation des paysans, en maintenant les structures d’oppression et en supprimant tout frein et tout contrôle. Pendant la colonie, le système des castes, fondé sur la loi, maintenait une stratification juridiquement consacrée et socialement rigide entre les divers groupes. L’indépendance amène créoles et métis au pouvoir pour en faire un seul groupe, et affranchit les esclaves ; quant aux Indiens, seuls les décrets changent leur situation. Il est interdit de se servir du mot indien dans les actes publics au Mexique ; le « libertador » Bolívar affirme qu’il n’y a plus que des « Américains ». En fait, les Indiens gardent un statut personnalisé (tout en perdant les bénéfices que ce statut leur octroyait sous les rois), puisqu’ils paient une contribution personnelle, survivance du tribut colonial, et qu’ils doivent travailler gratuitement pour les travaux publics (cela était encore vrai au Pérou, dans la sierra, et au Mexique, dans les États du Chiapas et d’Oaxaca, vers 1925). La masse indienne est considérée par l’État lui-même comme une réserve de main-d’œuvre, de soldats et comme une source de revenu. Que dire des particuliers ! Le xixe siècle est celui du développement maximal du grand domaine, le « latifundio », hérité de la colonie, certes, mais surtout augmenté des terres dont on dépouille les communautés indigènes, après avoir, en un savant amalgame juridique, assimilé terres d’Église et terres des villages, les deux appartenant à des communautés. Au xixe s., tous les propriétaires vivent de la main-d’œuvre rurale — recrutée par des contrats trompeurs et durs, enchaînée par les dettes et la violence — sur de grands domaines, où les paysans sont de véritables serfs. Le développement économique qui se fait dans ces conditions est d’autant plus redoutable pour les ruraux. Cas extrême et exemplaire, celui des Indiens « sauvages », qui sont exterminés tout comme ceux du Far West et à la même date : Yaquis du Mexique, Araucans du Chili, Patagons d’Argentine, Amazoniens connaissent le sort des Cheyennes... Bref, les structures coloniales du xvie et du xviie s. achèvent de se durcir au xixe s., à charge au xxe s. de se libérer de ce carcan.