Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Gogol (Nikolaï Vassilievitch) (suite)

À la mère crédule, Gogol raconte qu’un riche ami veut l’emmener à Lübeck et, pour corser l’affaire, il explique avec force détails qu’il doit échapper aux filets d’une femme fatale. Pure mystification ! Les femmes l’ont toujours effrayé, et à peine ose-t-il leur adresser la parole. Qu’importe ! Dieu ne voulait pas qu’il devînt fonctionnaire et, avec les roubles que sa mère lui envoie pour payer les intérêts d’une hypothèque, il prend le large.

Étrange Gogol ! Voilà fixés les traits saillants de son caractère, qui vont se durcir vingt années durant jusqu’à faire de lui une momie desséchée : peur de l’enfer héritée de l’enfance, peur des femmes qui tournera à l’impuissance, goût de la mystification, psychose de l’échec, complexe d’infériorité lié à un grand orgueil et à la foi en une « mission ». À tous ces maux, un seul remède : la fuite. Gogol n’est heureux qu’en voyage, bercé par le galop des chevaux.


L’étrange surnaturel des réalités quotidiennes

De retour à Saint-Pétersbourg, Gogol, renonçant à ses rêves bureaucratiques, entreprend d’écrire, sûr qu’il est de l’aide de Dieu et non moins sûr des appuis financiers de sa mère. Puisant dans son carnet « fourre-tout » où il rassemble ses souvenirs de Petite-Russie, détails pittoresques, légendes, scènes de vie populaire, il publie en 1831 le premier tome des Veillées du hameau près de Dikanka, suivi, un an plus tard, d’un deuxième volume ; d’un seul coup, l’œuvre lui apporte la notoriété et lui ouvre l’antichambre des grands ; surtout, il franchit la porte enchantée de Pouchkine, qui l’accueille avec enthousiasme.

Mais déjà Gogol, soulevé par l’ambition et subitement inquiet devant cette première victoire, avoue à son ami Pogodine : « Vous me parlez des Veillées ? Qu’elles aillent au diable ! Qu’elles soient oubliées jusqu’au jour où j’aurai produit quelque chose d’important, de grand, de véritablement artistique... »

Ces contes cosaques ne sont pas seulement un retour coloré et naïf au vert paradis de l’enfance, en compagnie des farfadets et des sorcières. Déjà Satan y fait son apparition, déguisé en « diable à museau de cochon et svitka rouge ». On s’amuse de lui avec bonne humeur, lors des premiers contes. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Bientôt, derrière les rires des moujiks éméchés, derrière les chansons et le tintement des bouteilles de vodka passe un frisson de terreur. Le romantisme fantastique se mêle au quotidien, le terrifiant au burlesque. C’est une danse macabre sur un rythme endiablé. Gogol a entonné un chant funèbre derrière lequel percent déjà ses effrois mystiques.

La deuxième étape de l’itinéraire de Gogol ne se situe plus aux Enfers, mais dans la plus banale des réalités quotidiennes. Nikolaï de nouveau est en proie aux sordides difficultés matérielles ; il s’échine à donner des cours d’histoire à l’Institut patriotique, pour des jeunes filles qu’il ennuie aussi sûrement qu’il s’ennuie... D’ailleurs, après s’être cru une vocation d’historien et avoir claironné une brillante leçon du haut d’une chaire de l’université de Saint-Pétersbourg, il retombe dans une morne apathie et manque pour le plus petit prétexte deux cours sur trois.

Compensation à ses échecs professionnels, l’année 1835 est la plus féconde de sa biographie : il publie deux recueils de nouvelles, Arabesques et Mirgorod (contenant Taras Boulba et Comment Ivan Ivanovitch se brouilla avec Ivan Nikiforovitch, admirable de cocasserie), il compose une pièce de théâtre, le Revizor, et commence les Âmes mortes.

Le talent comique et réaliste de Gogol s’affirme. Puisant ses modèles dans les couches humbles de la société, chez les commerçants, les gratte-papier, les chefs de bureau, les étudiants faméliques, les peintres miteux qui déambulent dans les rues de Saint-Pétersbourg, il utilise les éléments les plus ordinaires de la réalité, mais grossis et défigurés. Ces éléments donnent au conte une sorte de caractère bouffon ou absurde : « Le poète doit s’élever d’autant plus haut que l’objet qu’il a choisi est plus ordinaire ; car il doit en extraire ce qu’il a d’extraordinaire, en faisant en sorte que cet extraordinaire soit vrai. » Plus de magie ni de sorcière, mais l’étrange surnaturel des réalités quotidiennes ; plus de diableries, mais l’enfer à la petite semaine...

Le Portrait, la Perspective Nevski, et le Journal d’un fou (du recueil Arabesques) débutent sur le mode réaliste, mais bientôt leurs héros sombrent dans la démence ; le rêve devient cauchemar, le tragique s’insinue dans le ridicule. Petit fonctionnaire obscur, Poprichtchine parle à merveille le jargon des chancelleries quand soudain il se met à espionner le dialogue de deux caniches ; il se prend bientôt pour le roi d’Espagne et on doit l’enfermer. Le lecteur hésite entre le rire et la pitié tant les éléments de folie se combinent avec la vérité psychologique ; le Journal d’un fou, commencé drôlement, s’achève sur une tirade exceptionnelle d’intensité dramatique : «... C’est fini, je n’ai plus la force de souffrir ; voyez ce qu’ils me font endurer : ils me versent de l’eau glacée sur la tête... Pourquoi me tourmentent-ils ? Sauvez-moi, emportez-moi ! Donnez-moi un traîneau avec des chevaux rapides comme la bourrasque ! Fouette, cocher ! J’aperçois les nuages qui se tordent en volutes au-devant de moi ; une étoile clignote là-bas ; la forêt court comme une folle avec ses arbustes et sa lune... Maman, maman, sauve ton malheureux fils ; prends ton enfant ; presse-le sur ta poitrine ! Au fait, savez-vous que le bey d’Alger a une grosse verrue, juste sous le nez ? »


De qui riez-vous ?

Le génie de Gogol puise sa vérité dans les forces de l’inconscient. Comment ne pas songer devant ces quelques lignes à la vie et à la mort tragique de cet homme, tourmenté au-dedans de lui-même, viscéralement attaché à sa mère et qui ne trouve de répit à ses angoisses que dans la fuite en troïka, derrière des chevaux ailés ? De la même façon, le Nez (1835), dont l’allure réaliste et grotesque fait un chef-d’œuvre de l’absurde, appelle une interprétation psychanalytique : ce nez qui disparaît un beau matin de la figure honnête de Kovalev et que l’on retrouve dans une miche de pain, puis circulant en calèche sous l’uniforme de conseiller d’État, ce nez qui nargue son propriétaire, court la ville en quête d’aventures et se refuse, malgré une pressante annonce de journal, à réintégrer sa place, ce nez capricieux n’a-t-il pas, à l’insu de Fauteur, une signification sexuelle, liée à ses déficiences physiques ?