Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gobineau (Arthur de) (suite)

Après 1858, Gobineau effectue une mission à Terre-Neuve qui lui donne l’occasion de toucher l’Amérique du Nord (1859), puis occupe successivement les légations de France à Téhéran (1861-1863), en Grèce (1864-1868), au Brésil (1868-1870) et, après la guerre franco-allemande, en Suède (1872-1877). Il passe ses dernières années dans la gêne et la solitude, malgré la passion qu’il a vouée à la comtesse de La Tour, à Stockholm, passion qui lui inspire certaines de ses pages les plus émues. Il meurt sans que ses nombreux ouvrages aient éveillé le moindre écho en France.

En 1876, Gobineau était entré en relation avec Richard Wagner à Rome, et Wagner, prompt aux engouements, s’était pris d’enthousiasme pour l’œuvre de Gobineau, en qui il reconnaissait des préoccupations analogues aux siennes : admiration pour le Moyen Âge féodal et chevaleresque, morale aristocratique, goût des larges fresques symboliques. C’est de Bayreuth que fut entreprise, encouragée par le maître, la résurrection de Gobineau par des wagnériens comme Franz Eulenburg (1867-1943), Hans Paul Wolzogen (1848-1938) et surtout Ludwig Schemann (1852-1938). Résurrection louable dans ses intentions, mais souvent maladroite. Les exégètes allemands de l’œuvre gobinienne y virent surtout l’apothéose de l’Aryen, sans comprendre que, selon Gobineau, chez qui on ne trouve pas trace d’antisémitisme, l’Aryen, en tant que race pure, a disparu depuis des millénaires et que l’Allemagne contemporaine, métissée comme les autres nations, n’offre aucun trait commun avec l’antique Germanie. Gobineau se trouva ainsi compromis avec des anthropologues aussi discutables que Vacher de Lapouge, avec des mystiques du pangermanisme comme Houston Stewart Chamberlain, et c’est par ce biais que son œuvre a pu être invoquée par un théoricien du nazisme tel qu’Alfred Rosenberg, et saluée comme celle d’un « précurseur », en 1940, par les partisans du gouvernement de Vichy.

L’heure est venue de dégager Gobineau de ces interprétations qui, à mesure que la recherche objective nous le fait mieux connaître, paraissent de plus en plus aberrantes. Le Gobineau qui intéresse aujourd’hui en France un public d’une ampleur croissante, ce n’est pas l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, théoricien aventureux des mélanges ethniques. Ce n’est pas davantage l’orientaliste, dont les travaux prétendument historiques (Traité des écritures cunéiformes, 1864 ; Histoire des Perses, 1869) amusent les spécialistes.

Ce qui mérite de nous retenir chez Gobineau, c’est d’abord le témoin lucide de son temps. Journaliste politique, animateur en 1848 de la Revue provinciale, où il plaide contre l’excès de centralisation qui pèse sur la France, diplomate pendant trente ans, Gobineau a entretenu une correspondance abondante, encore en partie inédite, avec les personnages les plus divers : Tocqueville, Rémusat, Baroche, Circourt, avec Prokesch-Osten, avec l’empereur du Brésil Pierre II. Il a fréquenté non seulement les salons parisiens au temps de Louis-Philippe et de Napoléon III, mais encore toute une société cosmopolite où l’on trouve des Anglais comme lord Lytton, des Autrichiens comme les Metternich, des Grecs comme les Dragoumis, des Américains comme Gliddon, Nott, Meigs. Sa correspondance générale, en voie de publication, contribuera à faire mieux connaître la vie européenne pendant un demi-siècle.

D’autre part, si Gobineau n’est pas un orientaliste qualifié, au cours de ses deux missions à Téhéran, sa sympathie attentive pour l’Iran a fait de lui un observateur précieux de l’islām chī‘ite. Dans Trois Ans en Asie (1859), il a donné un récit de voyage alerte et vivant ; dans Religions et philosophies dans l’Asie centrale (1865), un reportage intelligent sur le mouvement des idées en Perse ; et surtout, ses Nouvelles asiatiques (1876), inspirées par la nostalgie qu’il a gardée de l’Orient, font revivre la civilisation iranienne, tantôt avec émotion, tantôt avec un humour qui atteint parfois l’acuité voltairienne comme dans Camber Ali et dans la Guerre des Turcomans. Excellent nouvelliste, moins sec que Mérimée, mais presque aussi sobre, il est l’un des meilleurs peintres de l’exotisme que compte la littérature française, d’un exotisme qui, pour lui, commence à la Grèce, dont les Souvenirs de voyage (1872) donnent une évocation inoubliable.

Gobineau a été aussi, avant Taine, l’un des premiers à reconnaître le génie propre des romans de Stendhal : jeune critique au journal le Commerce, dès 1845, il a défini à merveille l’art de la Chartreuse de Parme. Aussi, lorsqu’il est devenu romancier lui-même, a-t-il su mettre à profit la leçon de Stendhal. Une nouvelle comme Adélaïde (écrite en 1869, publiée seulement en 1913), le grand roman des Pléiades (1874), œuvres écrites au soir de sa vie, après qu’il eut, comme Henri Beyle, fait l’expérience des passions, sont d’une exceptionnelle sûreté d’analyse et prolongent, en pleine époque réaliste et naturaliste, la tradition du récit psychologique traité avec une coupante ironie et une sorte de charme désinvolte.

Enfin, dans les cinq tableaux dialogues de la Renaissance (1877), Gobineau se montre capable d’une vision historique qui l’apparente au Musset de Lorenzaccio. Cette évocation dramatique de la fleur d’or que fut l’Italie de la Renaissance est un chef-d’œuvre indiscutable du romantisme français. Certaines de ses pages hautaines et désabusées sont d’un moraliste à qui la vie a été dure et qui, stoïquement, affronte le destin. Dans le temps même où Nietzsche, qui lui doit peut-être une part de son élan, célèbre l’adamantine dureté de Zarathoustra, Gobineau affirme la grandeur de l’effort volontaire, qui distingue les rares fils de roi de la tourbe des drôles, des imbéciles et des brutes.

Qu’importent donc les insanités de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, l’absurde prétention du Traité des cunéiformes, les fabuleuses hypothèses d’Ottar Jarl, où, par dégoût de sa famille réelle, Gobineau se forge une famille idéale et se rattache, par le lignage des pirates normands, au dieu Odin ? Les titres de Gobineau sont ailleurs, dans l’art incomparable du conteur, dans la lucidité du psychologue, dans l’amère grandeur du moraliste. Ce sont là les raisons qui attirent vers celui que Jean Mistler a appelé « le plus grand méconnu du xixe s. » la plupart des bons écrivains d’hier et d’aujourd’hui : de Claudel à Malraux, de Proust à Giraudoux et à Paul Morand, de Bourget, de Gide, de Barrés à Roger Vailland ; il faudra un jour mesurer la présence de Gobineau dans la littérature française contemporaine : elle est considérable et elle s’impose de jour en jour avec plus d’autorité.

J. G.