gnostiques (suite)
Valentin, d’abord dans la capitale égyptienne, puis à Rome (v. 135-160), portera cette tendance spéculative du gnosticisme de la lignée asiate, illustrée déjà si fortement par Basilide, à son plus haut point de perfectionnement. Lui aussi veut expliquer la conscience malheureuse des hommes par des raisons métaphysiques. Si nous vivons dans un monde hostile et violent, qui cause notre perte, c’est pour connaître l’angoisse dont souffrent inévitablement des êtres spirituels lorsqu’ils sont aliénés dans la condition charnelle, égarés dans le temps et enfermés dans un cosmos matériel. La tristesse et la terreur de cette aliénation nous font aspirer aux réalités supérieures, auxquelles nous appartenons par notre essence intime. Du coup, nous découvrons que la vraie révélation, ou « gnose », réservée aux spirituels purs, ne saurait se produire selon les contingences de l’histoire, comme le pensaient les juifs. Ne faisaient-ils pas aussi de l’homme lui-même le responsable de son malheur collectif, ce qui n’a vraiment pas de sens, puisqu’il n’est pas possible dans ce cas de justifier Dieu d’avoir créé un monde aussi mauvais. En réalité, il n’y a de révélation et de salut authentiques pour l’homme qu’à partir de sa structure essentielle. La vraie gnose consiste donc à saisir que le drame vécu par chacun d’entre nous au cours de l’existence actuelle nous rend solidaires d’un drame absolu, celui de Dieu lui-même. Il y a drame en Dieu parce que Dieu est surabondant. Un processus interne de son Plérome, ou monde divin, tend à éliminer l’excès toujours compris dans une surabondance. Cet excès se cristallise dans le « désir » dont est possédé l’être pléromatique nommé « Sophia », Sagesse. Une fois expulsé, l’« excès » devient déchet. Un démiurge s’en sert pour façonner notre monde. Le « désir » de « Sophia » revit dans l’angoisse des hommes. Ils aspirent à sortir dans les meilleures conditions de leur déchéance actuelle pour réintégrer le Plérome, leur patrie originelle d’avant les temps.
Après une contestation aussi intense et tragiquement vécue, qui s’en prenait aux dogmes bibliques et au génie sémitique dans ce qu’ils ont de plus profond, mais aussi bien à toutes les traditions foncières de l’hellénisme, le christianisme changea de visage. Il s’organisa beaucoup mieux en Église une et universelle pour réagir contre Marcion. Il se donna des bases de théologie biblique et une cohérence philosophique entièrement repensées par des hommes comme Irénée* de Lyon, Tertullien* de Carthage et Origène* l’Alexandrin. Mais la théologie classique et la philosophie religieuse de l’hellénisme, elles aussi, se renouvelèrent pour surmonter cette crise, en suscitant la dernière création géniale de cet ordre dans l’Antiquité, le néo-platonisme. Les gnostiques n’ont pas pu imposer leur monde imaginaire à la conscience de l’Occident, mais leurs intuitions n’ont cessé de revivre, dans le manichéisme* d’abord, jusque chez les cathares*, et l’on n’aurait pas de peine à retrouver leur forme de pensée dans certains traits du surréalisme ou dans l’univers esthétique de Pablo Picasso.
C. K.
➙ Christianisme / Irénée (saint) / Origène / Tertullien.
E. Amann, « Marcion » dans Dictionnaire de théologie catholique, t. IX (Letouzey et Âné, 1927). / G. Quispel, l’Homme gnostique : la doctrine selon Basilide (Eranos Jahrbuch, XVI, 1948). / R. M. Grant, Gnosticism and Early Christianity (New York, 1959 ; trad. fr. la Gnose et les origines chrétiennes. Éd. du Seuil, 1964). / S. Hutin, les Gnostiques (P. U. F., coll. « Que sais-je ? », 1959 ; 3e éd., 1970). / J. Daniélou et H. Marrou, Nouvelle Histoire de l’Église, t. I : Des origines à saint Grégoire le Grand (Éd. du Seuil, 1963). / M. Simon et A. Benoît, le Judaïsme et le christianisme antique d’Antiochus Épiphane à Constantin (P. U. F., coll. « Nouvelle Clio », 1968). / R. M. L. Wilson, The Gnosis and the New Testament (Philadelphie, 1968 ; trad. fr. Gnose et Nouveau Testament, Desclée et Cie, 1969).