Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

aménagement du territoire (suite)

Les résultats obtenus ainsi se sont révélés rapidement insuffisants. Il est bon d’indiquer où doivent avoir lieu les implantations : mais il faut également prévoir les moyens qui les permettront. On a compris que les opérations de développement devaient se suivre dans un certain ordre si l’on désirait aboutir à des réalisations harmonieuses et éviter les faux investissements, les gaspillages. On a pris ainsi conscience des dimensions économiques des actions d’aménagement. On est devenu également sensible à leur dimension sociale : il ne suffit pas de dessiner un joli cadre pour faire une ville heureuse et agréable à habiter. L’aménagement du territoire se révèle même tellement complexe que l’on commence à douter de certaines des recettes utilisées jusqu’ici. La planification autoritaire des investissements facilite le travail de l’aménageur, mais elle peut être coûteuse, sans que rien permette de prévoir à l’avance les difficultés et de les éviter. Le mécanisme de marché, qui est responsable de la plupart des malformations de l’espace contemporain, n’a pas que des tares : il a l’avantage essentiel d’assurer des actions rééquilibrantes et d’éviter un blocage total à la suite de fautes de conception initiales.

L’aménageur se préoccupe désormais davantage de planification économique ou sociale que de planification physique. Celle-ci apparaît désormais comme un cadre qui limite les options possibles, évite l’apparition de combinaisons coûteuses dans l’avenir, mais un cadre suffisamment large pour que plusieurs ordonnances soient envisageables : le problème essentiel devient alors celui de l’articulation optimale des décisions économiques et sociales. Doit-on pour cela supprimer le jeu des mécanismes libéraux ? On est moins catégorique qu’il y a une génération : il apparaît nécessaire de limiter leur rôle et de les corriger. On y parvient en moralisant le marché, en veillant à ce qu’il intègre non seulement les coûts directs, mais aussi toutes les charges indirectes qui naissent des « déséconomies » d’ensemble. On évite ainsi que les indications qu’il donne ne soient trompeuses. Pour éviter que la spéculation ne rende impossibles toutes les actions d’aménagement de l’espace à l’échelle des villes, des régions touristiques ou des zones mégalopolitaines, on ne la tolère que dans des périmètres limités, ou bien encore on l’étale de manière à émousser ses pointes et à provoquer son essoufflement.

La politique d’aménagement s’appuie à ce niveau sur tout un arsenal de mesures d’incitations qui permettent d’apporter aux mécanismes spontanés du marché une partie des correctifs qui s’imposent. Elle s’étale dans le temps, et son efficacité dépend, nous l’avons vu, de l’ordonnance des mesures les unes par rapport aux autres. Dans la mesure où les équipements structurants sont l’œuvre de l’État, la politique d’aménagement du territoire se trouve dépendre de toutes les actions qui tendent à assurer l’équilibre global de l’économie nationale. On découvre la nécessité de coordonner la planification spatiale et la planification économique générale, sinon, on risque de voir consacrer des sommes disproportionnées aux équipements de base, ce qui ne peut que ralentir dans l’immédiat la croissance d’ensemble, à moins qu’on n’assiste au phénomène inverse : dans un souci d’efficacité immédiate maximale, on crée les équipements productifs dans les zones dont les infrastructures sont suffisantes, on les surcharge même un peu au besoin. Mais, ce qu’on gagne à court terme, on risque de le perdre plus tard, par suite de la congestion qu’on encourage.

La plupart des pays occidentaux ont choisi d’aménager leur espace de manière à accélérer la croissance en limitant le poids des équipements collectifs. Ils ont obtenu ainsi des taux d’expansion élevés, mais, dans certains cas, ils ont laissé se réaliser des accumulations si disproportionnées que tout le proche avenir apparaît sombre : que l’on pense par exemple aux problèmes gigantesques des mégalopolis américaines... Ailleurs, dans les pays socialistes, on a mis au premier plan les impératifs de la décentralisation. On n’a pas toujours évité certains déséquilibres, comme le révèlent les problèmes de pollution atmosphérique que connaît l’Allemagne de l’Est ; on a dispersé à tel point les équipements que la croissance d’ensemble s’est trouvée ralentie : cela semble être le cas de la Pologne.

L’importance des problèmes que soulève l’aménagement de l’espace n’échappe plus à personne : on pouvait encore douter de leur urgence lorsqu’il s’agissait de savoir qui, de la grande ville ou de la petite ville, l’emportait pour servir de cadre harmonieux aux sociétés humaines ; on ne le peut plus, maintenant que la dégradation de l’environnement annule les avantages accumulés par tous les équipements que permet la civilisation moderne. On est plus conscient de la nécessité d’agir, mais on prend mieux conscience des difficultés rencontrées.

L’ère des recettes simples de la planification autoritaire est passée dans tous les pays : on se rend compte qu’il ne sert à rien de décider sans connaître les aspirations et les besoins des gens, sans savoir aussi les limites de leur possibilité d’acclimatation dans des cadres nouveaux. Un peu partout, on multiplie les analyses de comportement, on évalue les préférences pour l’espace, on essaie de voir comment les adaptations se produisent et à quel prix. On cherche aussi à mesurer jusqu’à quel point la direction en matière spatiale peut être efficace : les spécialistes des pays de l’Est n’avaient-ils pas prévu une limitation stricte de la croissance de la population des grandes cités ? N’ont-ils pas été incapables de l’imposer ? Qu’est-ce donc qui, dans leur arsenal de mesures, s’est révélé insuffisant ?

L’aménagement de l’espace était affaire, il y a une génération, de naturalistes, de paysagistes et d’urbanistes. On voit aujourd’hui le nombre de ceux qui y participent se multiplier, et cela ne doit pas étonner. Les sociétés humaines ont, de tout temps, su créer des paysages qui trahissaient leur originalité profonde et résultaient de la composition selon des modes complexes d’une multitude de décisions à composante spatiale. Nous avons dit ce qui avait rendu inopérantes les solutions employées depuis toujours : l’allongement des circuits de relation rompt les solidarités immédiates entre l’homme et le milieu ; les groupements humains s’expliquent moins par le jeu de la nature, davantage par celui des mécanismes purement sociaux ou économiques. Les sociétés modernes se trouvent confrontées avec des problèmes qui leur paraissent insolubles, car ceux-ci ne se posaient pas autrefois à la même échelle qu’aujourd’hui. Les communautés locales, qui étaient gardiennes d’une partie des équilibres spatiaux fondamentaux, perdent leur raison d’être, cependant que les gouvernements provinciaux ou nationaux se trouvent confrontés avec de nouvelles tâches.