Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Giolitti (Giovanni) (suite)

Les élections législatives amènent cependant un changement de ministère l’année suivante. Maître incontesté du Parlement depuis plus de dix ans, Giolitti a coutume de céder le pouvoir pour un temps à l’un de ses lieutenants ou même de ses pacifiques rivaux lorsque la convenance ou la fatigue lui conseillent de prendre une retraite provisoire. Il en est ainsi en mars 1914, quand il passa les rênes à un membre de la droite, le juriste Antonio Salandra, que la Première Guerre mondiale placera devant des responsabilités aussi lourdes qu’inattendues.

Giolitti a renouvelé en décembre 1912 le traité de Triple-Alliance, deux ans en avance sur la date prévue pour ce renouvellement, mais, après le rapprochement avec la France survenu en début du siècle, l’alliance a acquis un caractère exclusivement défensif, et Giolitti n’a cessé de lui maintenir ce caractère, en même temps que des relations cordiales s’établissaient avec la Russie et que se renforçait l’amitié traditionnelle avec l’Angleterre.

Honni par les nationalistes pour son « neutralisme » pendant la guerre, Giolitti devait trouver sa revanche en 1920, après la chute du ministère Nitti : il est alors désigné au roi par l’unanimité des responsables politiques comme le seul homme d’État qui puisse restaurer les finances d’un pays victorieux sans doute, mais ruiné, déchiré par les factions, insatisfait même des apports que la paix lui assure. Giolitti s’efforce de restaurer le crédit public et le prestige du Parlement, ébranlé par le manque de toute activité législative, remplacée par le système inconstitutionnel des décrets-lois d’initiative gouvernementale. Il propose des mesures draconiennes pour arrêter l’inflation : révision des contrats stipulés par l’État pendant et après la guerre, rigide application de l’impôt sur le capital, nominativité des titres de Bourse au porteur, qui représentent 70 milliards et dont la plupart échappent à l’impôt sur les successions et à l’impôt progressif sur le revenu.

Le cinquième ministère Giolitti est aisément constitué et entre en fonctions en juin 1920. Peu après, il doit faire face aux troubles intérieurs de caractère antimilitariste, qui hâtent l’évacuation de l’Albanie ; les rapports avec la Yougoslavie sont normalisés par le traité de Rapallo (12 nov. 1920) ; enfin, D’Annunzio, qui occupait Fiume, est contraint d’y renoncer par la force. En septembre 1920, l’occupation des usines par la main-d’œuvre est réglée, mais, par choc en retour, cette action ouvrière favorise le développement du mouvement fasciste. Enfin, le prix du pain, maintenu, pour complaire aux socialistes, à un prix très inférieur au coût réel, dit « prix politique » — soit gratuit pour les deux tiers de sa valeur —, est ramené à son prix normal, ce qui dégrève de 6 milliards le budget de l’État.

L’ensemble de ces mesures a toutefois provoqué une furieuse opposition des partis de gauche contre le gouvernement et même contre le pouvoir royal. Giolitti décide donc de dissoudre la Chambre et de procéder à de nouvelles élections en mai 1921. Celles-ci laissent inchangé le parti populaire et ne font perdre que 24 sièges à l’extrême gauche, qu’occupent pour la plupart de jeunes députés fascistes (25). Le vote de confiance du 23 juin, demandé par Giolitti en se présentant devant la nouvelle Chambre, n’obtient cependant que 34 voix de majorité, après des réserves formelles du groupe constitutionnel de la Démocratie sociale. Le président du Conseil considère qu’il n’a plus une autorité suffisante pour continuer son œuvre de redressement et démissionne.

M. V.

➙ Italie.

 W. A. Salomone, Italian Democracy in the Making : the Political Scene in the Giolittian Era, 1900-1914 (Rome, 1945). / G. Spadolini, Giolitti e i cattolici, 1901-1914 (Florence, 1960).

Giono (Jean)

Romancier français (Manosque 1895 - id. 1970).


Giono appartient corps et âme à la terre natale. Ancré à tout jamais à ce lambeau d’univers, loin des villes sans âme, il va tenter d’y donner vie à tous les rêves qui sommeillent en lui : ceux de l’aïeul révolté contre l’ordre établi, le « carbonaro » en fuite ; ceux du père, cordonnier un peu guérisseur, un peu philosophe, disert et plein d’amour pour ses semblables. Aussi aux mythes nés dans les champs, où l’adolescent, modeste employé de banque, aimait se « saouler » d’Homère et de Virgile. De la trilogie de Pan (Colline, 1929 ; Un de Baumugnes, 1929 ; Regain, 1930) aux Vraies Richesses (1936), en passant par le Grand Troupeau (1931), Jean le Bleu (1932), le Serpent d’étoiles (1933) ou le Chant du monde (1934), c’est l’hymne à la Vie, à l’Amour, à la Nature que va chanter et reprendre sans cesse celui en qui Gide salue le « Virgile de la Provence » et que quelques détracteurs agacés par son lyrisme « inspiré » surnommeront le « mage de Contadour ». La Provence n’est pas, en effet, dans l’œuvre de Giono, de la même essence que celle de Mistral, de Daudet, d’Aicard, d’Arène ou de Pagnol. Par la magie d’un verbe ruisselant d’images, avec des mots dont la rusticité conserve la puissance d’envoûtement originelle, le romancier-poète confère à sa province une qualité et une dimension qui font éclater le cadre singulier. Ciel, terre, eau, nuit, vent, astres, plantes et gens y pénètrent ensemble dans le grand tourbillon de la vie cosmique. Chaque élément y participe du Tout, car tout « est fait d’une chair et d’un sang que nous ne connaissons pas mais qui vit ». Et l’humain parfois y émerge à peine du limon. Mais, pour simple qu’il apparaisse — à cause surtout de cette innocence, dirait-on —, l’Homme de Giono « voit plus loin que les autres », « un Homme au cœur bien verdoyant ». Il peut guérir, prodiguer le bonheur, « semer la joie ». Qu’il n’y parvienne pas, alors il meurt ainsi que meurt le héros de Que ma joie demeure (1935). « La foudre lui planta un arbre d’or entre les épaules. » C’est bien ce qui semble être arrivé à Giono durant les dix années qui vont suivre Batailles dans la montagne (1937). Cette époque, du Refus d’obéissance, de la Femme du boulanger ou de Voyage en calèche, n’apporte rien à sa gloire. C’est celle des entreprises chimériques avortées, des rébellions inefficaces, des compromissions involontaires, des injustices douloureuses. C’est surtout le temps nécessaire pour que de ses désillusions et de son repli sorte une nouvelle forme de son talent, que commence ce que lui-même nomme une « seconde manière », tout en signalant que « les causes de l’évolution remontent très haut ». Aussi riche en œuvres que la première, mais plus denses, plus vastes, elle trouvera son couronnement dans Ennemonde (1968), l’un de ses plus forts et de ses meilleurs romans. La Nature est toujours là ; seulement elle devient décor pour les Grands Chemins (1951), le voyage picaresque du Hussard sur le toit (1951) ou l’Iris de Suse, publié à la veille de sa mort. Maintenant, l’Homme emplit tout le devant de la scène. Le regard du romancier se fait plus aigu, plus pénétrant, moins tendre aussi pour observer. La vieille fraternité des simples ne se retrouve que rarement. Les personnages, assez souvent hors du commun, « Saint Gérôme », « Empereur Jules », de Noé (1947), Langlois de Un roi sans divertissement (1947) ou Anaïs de l’Iris de Suse (1970), sont dominés par des sentiments exclusifs. Il en est ainsi aussi bien pour la Thérèse des Âmes fortes (1950), pour qui « rien ne comptait que d’être la plus forte », que pour M. Joseph du Moulin de Pologne (1952). L’Amour n’a pas disparu, et la Mort d’un personnage (1949) l’affirme avec éclat. Il change d’objet et de caractère. À la sérénité des « accordailles » d’un Panturle et d’Arsule par exemple (Regain) succèdent des passions violentes (le Hussard sur le toit, le Moulin de Pologne), et le Bonheur n’est pas toujours au bout. Le monde gionien se révèle bouleversé. Même le ton se modifie. Il ne rejette ni quelque cruauté ni un certain humour noir. Le clinquant de la prose est resté au sas des épreuves. Le style se resserre, s’affermit et confère ainsi une force nouvelle aux « charmes » des récits d’un écrivain qui, chantre de la terre ou observateur de l’âme humaine, demeure toujours l’inimitable conteur de Manosque.

D. S.-F.

 J. Pugnet, Jean Giono (Éd. universitaires, 1955). / P. de Boisdeffre, Jean Giono (Gallimard, 1965).