Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gesualdo (Carlo), prince de Venosa

Compositeur italien (Naples v. 1560 - id. v. 1614).


Ce descendant d’une des plus illustres familles de la noblesse napolitaine est un frère en stravaganza du Caravage, son compatriote et contemporain exact.

Sa vie tragique et mouvementée, par laquelle il est passé dans l’histoire comme « musicien et meurtrier », a influencé de manière décisive sa création musicale. Né à Naples vers 1560, il reçut sa lormation musicale auprès des artistes qui fréquentaient l’académie patronnée par son père ; le Flamand Jean de Macque l’initia à la polyphonie, et Pomponio Nenna à la technique du luth, dont il devint un virtuose. En 1590, Gesualdo surprit sa femme Maria d’Avalos en flagrant délit d’adultère avec Fabrizio Carafa. Il fit tuer par ses gens les amants coupables, puis, quelques jours après, assassina son second enfant, une fille, dont il commençait à mettre en doute la paternité. Mais, au début de 1594, il songea à se remarier : ayant porté son choix sur Eléonore d’Esté, fille du duc régnant Alfonso II, il se mit en route pour Ferrare. Le mariage y fut célébré dès le 21 février, et Carlo demeura à la cour de Ferrare durant deux ans encore, retenu par une vie musicale d’un niveau exceptionnel. Luzzasco Luzzaschi et Jaches de Wert s’y affirmaient comme d’intrépides pionniers du style chromatique et s’y livraient à de passionnantes expériences autour du fameux Archicembalo construit par Nicola Vicentino, où l’octave était divisée en 37 intervalles ! C’est de ce séjour que date le profond changement de style caractérisant la seconde moitié de la production de Gesualdo. En 1596, celui-ci regagna Naples, où il demeura jusqu’à sa mort. Torturé par le remords, il tomba dans la mélancolie et la morbidezza les plus extrêmes. Cependant, sa réputation de compositeur était grande, et, devant le succès de ses livres de Madrigaux, tous réédités plusieurs fois, son ami l’éditeur Simone Molinaro en publia l’intégralité en partition en 1613. C’est peu après cette date que Carlo, de santé fragile, mourut.

Les six livres de Madrigaux à cinq voix, auxquels il faut joindre quelques pièces isolées, totalisent 132 pièces, qui constituent l’essentiel de sa gloire. Un livre posthume de Madrigaux à six voix (Naples, 1626) est hélas ! presque entièrement perdu. Si les quelques pièces instrumentales récemment retrouvées pèsent peu, en dépit de leur singularité, il faut souligner la grande importance des trois recueils de musique sacrée, en particulier des admirables Répons des Ténèbres. Si les quatre premiers livres de Madrigaux se situent à l’avancée extrême du grand style madrigalesque du cinquecento finissant, les deux derniers, postérieurs de quinze ans, occupent une position singulière. Partant du style chromatique de la musica reservata (son grand modèle était Cyprien de Rore), Carlo le transcenda au point de mettre en cause l’équilibre encore tout neuf et fragile du langage tonal en gestation. Durant trois siècles, théoriciens et critiques ne comprirent rien à une œuvre d’ailleurs tombée dans l’oubli, parce que devenue inintelligible. L’effondrement de la tonalité devait enfin fournir un moyen d’approche : les clés de Gesualdo s’appellent Arnold Schönberg et Anton von Webern. D’où, d’ailleurs, l’échec et l’incompréhension de la musicologie « classique » (notamment Alfred Einstein) à l’égard d’une musique dont l’exégèse dans un esprit moderne reste à faire.

Les Madrigaux sont brefs — weberniens —, avec une égale tension, une égale densité de pensée, une égale rapidité de trajectoire logique. Le premier, Gesualdo a accordé sa pleine valeur à la notion d’intervalle, voire à la note pivot, chargée de toutes les virtualités harmoniques, atome sonore multipolarisé aux fonctions changeantes. Le premier, il a usé systématiquement du total chromatique, de la tonalité suspendue, des sauts mélodiques énormes et « inchantables » propres aux expressionnistes viennois du xxe s., de la désarticulation constante du rythme, voire de la phrase musicale, des dissonances les plus âpres et les plus « exposées ». Aussi, Gesualdo a-t-il, le premier, renversé l’échelle traditionnelle des valeurs expressives : sa vie, c’est la dissonance. Lorsqu’il écrit des accords parfaits, ceux-ci symbolisent la cruauté et la froideur stérile : dans Beltà poi che t’assenti (sixième livre), le seul passage consonant souligne les mots « une âme cruelle et sans cœur ». Chantre de l’Amour et de la Mort inextricablement liés, Gesualdo, même dans son admirable musique d’église, recherche les textes les plus morbides, auxquels il communique sa fiévreuse et pathologique sexualité, son masochisme douloureux. Chose extraordinaire, cette musique, avant de tomber dans l’oubli, fut comprise et appréciée par ses contemporains, et ne rencontra jamais l’opposition passionnée que suscitaient les œuvres de Monteverdi, dont le « modernisme » paraît aujourd’hui moins radical. C’est que les stravaganze de Carlo, manifestations de l’expressionnisme exacerbé d’un psychopathe de génie, trouvent leur fin en elles-mêmes. Jamais Gesualdo n’a eu l’intuition d’un langage musical nouveau, jamais il n’a abandonné la polyphonie vocale à cinq ou six parties. Son univers clos n’est qu’une ultime et stupéfiante extension de la prima prattica. À sa douloureuse introversion s’oppose l’humanité rayonnante de Monteverdi, ouverte à l’expression de tous les sentiments et à tous les nouveaux moyens permettant de les traduire. Aussi, la musique a-t-elle suivi la voie royale ouverte par l’auteur de l’Orfeo et non le raccourci escarpé que lui désignait Gesualdo.

Les œuvres

Six livres de Madrigaux à cinq voix (1594, 1594, 1595, 1596, 1611, 1611) ; un livre de Madrigaux à six voix (1626, perdu) ; Sacrae cantiones à cinq voix (1603) et à six voix (1603, perdues) ; Responsoria (Répons des Ténèbres) à six voix (1611) ; quelques pièces instrumentales.

H. H.

 C. Gray et P. Heseltine, Carlo Gesualdo, Musician and Murderer (Londres et New York, 1926). / A. Einstein, The Italian Madrigal, t. II (Princeton, 1949).