Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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géographie (suite)

La seconde tradition est celle qui s’attache à définir la nature des lieux, le climat qui y règne, le relief qui les anime et la civilisation qui y est installée. Elle a trouvé en Strabon son plus illustre représentant dans l’Antiquité. Elle correspond davantage à ce que nous appelons aujourd’hui géographie. Elle ne pouvait réellement progresser qu’à partir du moment où l’on disposait de mesures assez solides pour placer les points décrits sur la grille générale des latitudes et des longitudes : comment, sans la référence cartographique, comparer les lieux, méditer sur ce qui explique leurs similitudes et leurs différences ? Jusqu’à la Renaissance, la géographie était infirme faute d’instruments permettant d’aller au-delà de la description naïve du voyageur et de comprendre les règles qui régissent la disposition des milieux, et peut-être aussi des civilisations. On apprit au xvie s. à mesurer les formes sur le terrain et à faire des levés coordonnés. On savait déjà mesurer la latitude de manière précise et, sur terre, grâce à la triangulation, les longitudes. Au xviiie s., l’invention du chronomètre fait disparaître toutes les difficultés en ce domaine. En deux siècles de labeur, les cartographes, ou, comme on les appelait alors plus volontiers, les géographes, avaient dressé des cartes donnant une image exacte du monde ; ils avaient posé d’innombrables problèmes, créé une langue dont nous dépendons encore. Mais, à partir du moment où ils eurent terminé l’inventaire des lieux habités, des terres et des mers, ils cessèrent de tenir le premier plan en géographie : la géodésie, la topographie se développèrent comme des disciplines parallèles à la géographie, des disciplines dont les liens demeurent étroits puisqu’on n’imagine pas un géographe sans notions de cartographie, ni un cartographe sans connaissances en matière de géographie.


Les cheminements de la géographie depuis le xviiie siècle


La conception régionale

La géographie moderne est née de la seconde tradition, de celle qui était au départ plus purement descriptive. Elle se fortifie depuis la fin du xviiie s., mais selon des voies différentes. Pour certains, et ils sont les plus nombreux depuis Emmanuel Kant*, Alexander von Humboldt* et Carl Ritter (1779-1859), la discipline s’interroge sur la différenciation régionale de l’écorce terrestre : elle étudie la zone de contact de la géosphère, de l’hydrosphère et de l’aérosphère, car c’est là que se trouve localisée la biosphère. Elle renonce, dès le début du xixe s., à s’attarder sur ce qui se passe dans les profondeurs de la Terre (c’est l’objet de la géophysique*) ou sur ce qui se passe au-delà de l’atmosphère (c’est le domaine de l’astronomie*). Ces distinctions paraissent aujourd’hui aller de soi. Elles mirent cependant plusieurs décennies à s’imposer, comme en témoigne le Kosmos de Humboldt.

La surface de la Terre est étudiée selon les points de vue spécialisés par la géologie, la botanique, la pédologie, l’économie, la sociologie ou l’anthropologie : la géographie ne fait pas double emploi avec les disciplines spécialisées, puisqu’elle se préoccupe de montrer comment les phénomènes se combinent et créent ainsi à chaque région un visage particulier. Le géographe, selon cette vue, est nécessairement amené à tirer parti des travaux de première main conduits par les praticiens des disciplines analytiques, cependant qu’il a pour rôle de voir comment les différents ordres de forces interfèrent. On dit, pour exprimer cela, que la géographie est une discipline de synthèse, ce qui n’est pas faux, mais risque d’induire en erreur celui qui ne voit pas de quel type de synthèse il s’agit.

La conception pour laquelle la géographie est étude de la différenciation de la surface terrestre est un peu ambiguë, ce qui explique que tous ses tenants ne mettent pas l’accent sur les mêmes problèmes. Pour la plupart, le but de la description géographique est de saisir ce qui donne à chaque parcelle de la Terre sa spécificité, et la discipline se caractérise par sa démarche « particularisante » : elle ne cherche pas à établir de lois, à souligner l’existence de régularités, elle est plus proche d’un art que d’une science.

Les écrits des géographes qui se sont tournés vers les études régionales fourmillent de prises de position révélatrices de ce point de vue.

Pour d’autres — mais ils ont été longtemps moins nombreux —, l’étude de la différenciation régionale de l’écorce terrestre suppose deux opérations complémentaires et également importantes : une région ressemble à d’autres où règnent des conditions analogues, et il existe des configurations ordonnées de traits ; la différenciation régionale de la Terre traduit l’action de forces que l’on doit analyser d’un point de vue scientifique. Certains éléments cependant ne se retrouvent nulle part et témoignent de l’originalité du milieu et de la civilisation ; la géographie est à la fois idiographique et nomothétique, soucieuse du singulier et du général.


La science du paysage

Beaucoup de géographes se sont toujours refusés à admettre que la géographie n’avait pas d’objet propre. Ils n’acceptent donc pas la définition régionalisante de leur discipline.

Certains, au début de ce siècle, en firent une science du paysage : personne ne s’intéressait jusque-là à l’aspect physionomique du monde. Plus de problème de délimitation, plus de querelles avec les disciplines voisines sous prétexte d’empiétements réciproques. Mais il est difficile de se montrer fidèle à une définition aussi étroite : à s’en tenir au paysage, on reste à la surface des choses. On élabore des typologies en comparant les traits perceptibles : on ne peut pas savoir comment les forces agissent, on renonce à toute explication. Qu’est-ce qui garantit d’ailleurs que les catégories retenues ne résultent pas de convergences aléatoires ? Qu’est-ce qui garantit que l’on est allé à l’essentiel ? On se débarrasse de certaines difficultés épistémologiques pour en retrouver de plus graves. Aussi, aujourd’hui, ne garde-t-on plus de ce retour à l’étude du paysage qu’une idée : l’épreuve du concret est constamment nécessaire à la fois pour vérifier les hypothèses et pour tirer parti des indices physionomiques qui sont les plus faciles à collecter.