Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gaulle (Charles de) (suite)

En sept mois, de Gaulle néanmoins manœuvre, gagne du terrain, élimine Giraud, fédère sous son autorité la Résistance intérieure. Il énonce les principes qui seront le fondement de son pouvoir : changement des institutions, mais fidélité à la république ; condamnation de Vichy, mais liberté d’expression et d’action rendue aux tendances politiques ; évolution de l’empire colonial vers des formules plus libérales, mais défense et maintien de l’ensemble français outremer...

Il lui reste, après le débarquement du 6 juin 1944 en Normandie — opération dont il a été, une fois de plus, tenu soigneusement à l’écart —, à conquérir la légitimité par l’acclamation populaire sur le sol de la patrie libérée. C’est vite et bien fait : deux millions de Parisiens rassemblés sur les Champs-Élysées le 26 août pour l’accueillir ne laissent plus aux Alliés d’autre issue que de reconnaître son Gouvernement provisoire.

Il restera dix-sept mois à la tête du pays, présidant à sa rentrée dans la guerre, tenant tête aux Alliés quand ils veulent évacuer Strasbourg reconquis, imposant la présence de la France à l’heure de la capitulation allemande. La reconstruction s’amorce ; le retour des prisonniers et des déportés permet de consulter le corps électoral, pour la première fois par référendum, sur les institutions qu’il souhaite ; l’épuration déchaîne mille controverses ; une diplomatie audacieuse, provocante même, se développe avec le traité franco-soviétique de décembre 1944 et la normalisation des relations avec Londres et Washington ; les nationalisations, les lois sociales, le vote des femmes transforment les données du jeu intérieur. De Gaulle, tranchant, impavide, obstiné, se heurte à la classe politique et soudain rompt et s’éloigne, assuré d’être bientôt rappelé par l’opinion (1946). Ce signe, il l’attendra en fait plus de douze ans.

Quelques mois après son départ du pouvoir et pour tenter d’empêcher la ratification de la Constitution de la IVe République, puis pour abattre ce « mauvais régime », le général déclenche son offensive contre les partis, qui seront désormais sa bête noire. Cette offensive prend d’abord la forme d’avertissements, de menaces, de récusations, puis, à l’adresse du pays, de mises en garde. Comme il n’est pas entendu, de Gaulle fonde le Rassemblement du peuple français, le R. P. F., machine de guerre destinée à jeter bas, escompte-t-il, le « système ». Cet épisode de sa carrière d’homme politique, qu’il préférera plus tard oublier au point qu’on n’osera prononcer devant lui le sigle du mouvement, connaît dans un premier temps un succès certain à travers la conquête de nombreuses municipalités en 1947, de sièges sénatoriaux l’année suivante. Il échoue en 1951 aux législatives devant le barrage que la loi des apparentements dresse contre lui et qu’il refuse de tourner en utilisant pour ses candidats la procédure qu’il dénonce.

À partir de là, le R. P. F. se survit en attendant de se diviser, ce qui se produit en 1952 à l’occasion de l’investiture d’Antoine Pinay. Un an plus tard, de Gaulle tire la leçon des batailles perdues, abandonne le Rassemblement, se retire à Colombey, d’où il ne sortira que pour tonner de loin en loin contre certaines des initiatives du régime et pour visiter divers territoires d’outre-mer. Mais, nouveau Cincinnatus, s’il s’occupe en écrivant ses Mémoires de guerre, qui connaîtront un vif succès, il reste aux aguets tandis que la IVe République s’enlise peu à peu dans l’impuissance et l’incohérence.

L’officier révolté de 1940, qui s’était volontairement coupé, par son acte d’insubordination soigneusement médité, de l’armée, du pouvoir légal et de sa classe sociale, avait pris à Londres figure de symbole. Le seul nom du général de Gaulle évoquait en effet la poursuite de la guerre, la présence de la France au combat, le patriotisme, le courage, la Résistance. Des hommes mouraient en l’acclamant, d’autres se préparaient à le servir et rêvaient d’une France toute nouvelle qu’ébauchaient déjà l’indépendance farouchement défendue à l’égard des Alliés, une volonté de « grandeur » d’autant plus ombrageuse qu’elle ne reposait sur aucune réalité matérielle. Puissance de suggestion, habileté politique et orgueil national d’un homme qui s’identifiait à la France, qui incarnait, qui était la France et s’exprimait en son nom quand il n’était encore suivi que par une poignée de compagnons plus ou moins fidèles : tout concourait malgré les vicissitudes, les échecs et les faiblesses à imposer ce personnage hors du commun qui parlait de lui-même à la troisième personne en se nommant avec révérence, avec quelque étonnement peut-être, « le général de Gaulle ».

Les rivaux évincés, même ceux qui étaient suscités par les Alliés, les liens noués qui rassemblent en ses mains toutes les rênes du pouvoir, Paris libéré, bientôt la victoire acquise et la guerre terminée, la France est d’abord subjuguée par la haute silhouette, par le langage sonore et impérieux, par l’allure souveraine du libérateur. De son côté, de Gaulle développe un rare sens de la stratégie, non exempt toutefois d’erreurs d’appréciation, se passionne pour une diplomatie planétaire et ambitieuse, se perfectionne dans la tactique et dans l’art oratoire. Cependant, la politique reprend ses droits, l’englue, l’exaspère : c’est Gulliver à Lilliput ; c’est aussi, dira-t-on, Richelieu qui défend l’héritage face à Pitt, Metternich et Bismarck, mais, cette fois, l’homme providentiel, c’est lui, Charles de Gaulle. Alors, il se révolte, en appelle derechef à la foule contre les notables défaillants, et, finalement, le personnage historique, le géant venu du fond des siècles et de l’histoire de la France cesse d’unir pour diviser et perd la seconde manche. À ses yeux, aux yeux de beaucoup, la partie est terminée.

« Une certaine idée de la France »

« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S’il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j’en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la Patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. »

(Mémoires de guerre. L’appel.)