Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gauguin (Paul) (suite)

De l’impressionnisme au synthétisme

C’est, presque aussitôt, la misère, assortie bientôt d’une rupture avec Mette, retournée à Copenhague avec ses enfants. Obligé d’abord de vendre une partie de sa collection, Gauguin se verra ensuite contraint, pendant l’hiver 1885-86, de se faire colleur d’affiches. L’été venu, il s’installe à Pont-Aven, dans la pension Gloanec, où il peint le premier tableau annonçant sa manière définitive, la Danse des quatre Bretonnes (Neue Staatsgalerie, Munich). Le besoin de réagir contre la faiblesse structurale de l’impressionnisme orthodoxe, qu’il partage avec les néo-impressionnistes*, l’éloigne de ceux-ci dans la mesure où la substance des choses l’intéresse plus que la lumière. C’est de Pissarro qu’il tient d’ailleurs en partie cette sensualité de la touche, que contribuent à soutenir la construction par la couleur empruntée à Cézanne*, les recherches de mise en pages venues de Degas*, les principes de composition décorative reçus de Puvis* de Chavannes. Par ailleurs, il se met à la céramique dans l’atelier d’Ernest Chaplet (1835-1909) ; on retrouve dans sa production l’influence directe de la poterie péruvienne.

En 1887, Gauguin succombe une première fois à l’appel des tropiques : en compagnie du peintre Charles Laval (1862-1894), il se rend à Panamá, puis à la Martinique. Douces, compactes et veloutées, les peintures exécutées à la Martinique laissent échapper des éclats de couleur révélateurs. Mais il faut attendre l’année suivante, que Gauguin passe presque tout entière à Pont-Aven, pour voir prendre forme définitivement son style spécifique. La formule établie, en opposition avec le néo-impressionnisme, par deux jeunes peintres, Louis Anquetin (1861-1932) et Émile Bernard (1868-1941), n’y sera pas étrangère, puisque c’est au cours du séjour de Bernard à Pont-Aven que se situe cette prise de conscience : le synthétisme, ou cloisonnisme, se résume à l’emploi des teintes plates cernées d’une arabesque plus sombre. Si sommaire qu’elle puisse paraître à première vue, cette recette de japonisme appliqué était indispensable pour précipiter la décision de Gauguin.


Synthétisme et symbolisme

En effet, presque aussitôt, c’est la Vision après le sermon (1888, National Gallery of Scotland, Edimbourg), où Gauguin tire les conséquences les plus extrêmes de la formule : l’espace à deux dimensions de la toile se substitue à l’espace tridimensionnel hérité de la Renaissance. Désormais, tout tableau de Gauguin devra être lu (ou tendra à être lu) plutôt comme une énumération de haut en bas et de gauche à droite que comme la suggestion d’objets situés les uns derrière les autres sur différents plans. Du même coup, la référence à l’art égyptien ou khmer comme aux miniatures persanes et indiennes se fait plus sensible que la référence aux gravures japonaises. Pour Gauguin, cependant, il ne s’agit pas d’adopter tel quel un système de représentation, mais de l’employer à la définition d’un espace original. Ce refus de la perspective engendre une figuration de caractère irrationnel, particulièrement favorable à l’expression de réalités spirituelles. Aussi, Gauguin ne va-t-il pas tarder à apparaître comme le peintre symboliste par excellence, salué ainsi par de jeunes poètes et critiques tels qu’Albert Aurier et Charles Morice. C’est à ce titre également qu’il apparaît à Paul Sérusier, porte-parole des nabis*, comme le prophète de la construction de la toile par la couleur posée en aplats, c’est-à-dire idéalisée (au contraire de Cézanne, pour qui la couleur revêt une fonction essentiellement matérialiste). Le minuscule Talisman que Sérusier exécute cet été 1888 au bois d’Amour, sur les indications de Gauguin, est non seulement le premier tableau « fauve », mais aussi le manifeste d’une peinture libérée de ses prétextes figuratifs, somme toute la première peinture abstraite.


« Une peinture qui soit de l’âme » (Rimbaud)

Néanmoins, si Gauguin a libéré la couleur de ce rôle documentaire qu’elle avait conservé dans l’impressionnisme et lui a confié la mission, secondée par l’arabesque, de créer un espace imaginaire, il n’a jamais songé à s’affranchir de la figuration. Son originalité, au contraire, est d’avoir suffisamment assoupli la figuration picturale pour que celle-ci devienne apte à l’expression de la pensée et non plus seulement des apparences visuelles. En ce sens, on peut dire qu’il a fait de la peinture un instrument symboliste, c’est-à-dire propre à dégager la signification mythique et la résonance profonde de toutes choses. La méconnaissance du symbolisme* a entraîné nombre d’historiens d’art, encouragés par les propos que tiendra Gauguin lui-même à la fin de sa vie, à dénoncer comme néfaste l’influence « littéraire » de ce mouvement sur l’œuvre du peintre. C’est oublier que le symbolisme fut poésie plus que littérature et que les plus grands parmi les poètes symbolistes (non seulement Mallarmé, mais Maeterlinck, Saint-Pol Roux ou Vielé-Griffin) ont manifesté leurs pouvoirs incantatoires à propos des plus humbles objets. Ainsi, Gauguin dote du même rayonnement de terreuses petites paysannes bretonnes et la somptueuse nudité des vahinés maories, un prosaïque jambon et la fastueuse végétation tropicale, la trivialité et la splendeur. Est-ce à dire que le synthétisme était une formule picturale propre à exalter systématiquement son objet ? Il suffit de voir l’usage que firent de cette formule Bernard et les nabis en général pour constater qu’ils exaltèrent peu de chose (sauf Bonnard, sur le très tard). Seul Edvard Munch* devait se maintenir au même niveau dans la même voie, mais avec un accent infiniment plus tragique, ce qui lui permit d’assurer la liaison entre le symbolisme et l’expressionnisme*.


De la Bretagne à Tahiti

Par ailleurs, les deux mois que passe Gauguin à Arles, à la fin de 1888, en compagnie de Van Gogh* (et dont l’issue sera dramatique) établissent l’incompatibilité non seulement entre deux humeurs, mais entre le réalisme halluciné de Van Gogh et les métaphores plastiques de Gauguin. Au début de 1889, en marge de l’Exposition universelle, Gauguin organise au café Volpini une exposition du « groupe impressionniste et synthétiste », où ses œuvres sont associées à celles de Bernard, d’Anquetin, de Laval, d’Émile Schuffenecker (1851-1934) et de quelques autres. L’exposition est un échec, mais Gauguin fait de plus en plus figure de chef de file, et de nombreux jeunes peintres se pressent autour de lui à Pont-Aven, puis au Pouldu, au cours du plus long séjour breton de l’artiste (avr. 1889-nov. 1890), marqué par un approfondissement de sa pensée et de son art. Sérusier, Laval, Meyer Isaac de Haan (1852-1895), Charles Filiger (1863-1928), Armand Séguin (1869-1903) partagent au Pouldu, dans l’auberge de Marie Henry, l’intimité de Gauguin. C’est à son retour à Paris, à la fin de 1890, que Gauguin commence à fréquenter les poètes symbolistes réunis au café Voltaire, place de l’Odéon. On a dit quelquefois qu’il avait alors laissé passer sa « chance » : celle « d’être le grand peintre du symbolisme, celui qu’attendaient poètes et littérateurs, et pour commencer, Mallarmé » (Ch. Estienne). Certes, il a été ce peintre, mais loin de Paris : en effet, il est repris par la tentation du départ et, après avoir songé successivement à la Martinique, au Tonkin, à Madagascar, il se décide enfin pour Tahiti, suivant ainsi une suggestion faite par Van Gogh lorsque celui-ci lisait le Mariage de Loti. Une vente est organisée et lancée grâce à un article retentissant d’Octave Mirbeau, bientôt suivie d’un banquet, présidé par Mallarmé, en l’honneur du départ de Gauguin. Le 8 juin 1891, celui-ci arrive à Tahiti.