Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gaudí (Antoni ou Antonio) (suite)

La coïncidence du goût pour l’art médiéval, compris à travers John Ruskin*, et du nationalisme artistique, si elle a donné naissance à ce « renouveau catalan » dont l’un des artisans est Gaudí, ne peut, cependant, expliquer à elle seule l’apport de celui-ci : il faut y joindre l’influence de Viollet-le-Duc*, dont la lecture du Dictionnaire (plus que celle, apparemment, des Entretiens) devait considérablement enrichir la personnalité du jeune architecte. Gaudí apparaît en effet sous un certain angle comme un rationaliste, attaché à l’expérimentation technique. Grand utilisateur de poteries et de céramiques industrielles, il redécouvre l’emploi de la « voûte catalane », en briques plâtrières, et il l’habille au-dehors d’un étrange manteau d’arlequin, formé de carreaux de céramique brisés. Il emploie également le ciment sous une forme nouvelle en Espagne — soit par panneaux moulés préfabriqués (immeuble Güell), soit en revêtement d’une ossature en treillis métallique (parc Güell).

L’évolution technologique de sa pensée le conduira à imaginer des formes entièrement nouvelles : spirales, paraboloïdes et hyperboloïdes, dont les qualités de structure ont été depuis largement exploitées. C’est d’une façon souvent intuitive et déconcertante par ses aspects artisanaux qu’il établit ces structures (maquette en ficelle de l’église de la Colonia Güell, où les efforts sont figurés par des poids : la déformation des arcs et des piliers dessine le schéma parabolique des voûtes). Néanmoins, avec ces moyens à la fois patients et dérisoires, Gaudí dépasse par l’invention les plus grands ingénieurs de son époque.

Une telle vision de son œuvre ne peut pourtant être séparée de la dimension mystique de sa pensée : croyant, voué à la Vierge, il apparaît proche, en définitive, d’un symboliste comme Huysmans*. Ainsi, son œuvre impose constamment une double lecture, surtout vers la fin de sa vie, où le mysticisme l’avait emporté.

La maturation de la pensée de Gaudí a été très rapide : dès ses premières réalisations (maison Vicens, 1878-1880 ; palais Güell, 1885-1889) sont présentes les principales tendances de son œuvre — utilisation abondante de la brique et de la céramique, originalité des structures, transformation de l’espace. Le tournant essentiel de sa vie se situe au moment où, soutenu par le mécénat du comte de Güell, il entreprend l’église de la Colonia Güell à Santa Coloma de Cervelló (1898-1914), puis le parc Güell de Barcelone (1900-1914). Il travaille en même temps au transept de la Nativité (commencé dès 1891) et à la grande nef de l’église de la Sainte-Famille (Sagrada Familia), et construit les immeubles du Paseo de Gracia (maison Batlló, 1905-1907 ; maison Milá, 1905-1910), toujours à Barcelone.

Le souffle religieux qui anime alors son œuvre en transforme l’aspect, le conduisant à de multiples inventions techniques et formelles. Peu à peu, Gaudí sera amené à délaisser toute activité extérieure pour se consacrer à l’édification de la Sagrada Familia — son œuvre majeure, dont seule l’immense façade du transept de la Nativité, aux superstructures fantastiques, sera achevée avant sa mort.

F. L.

 J. Rafols et F. Folguera, Antonio Gaudí (Barcelone, 1929). / G. R. Collins, Antonio Gaudí (New York, 1960). / J. J. Sweeney et J. L. Sert, Antonio Gaudí (Londres, 1960). / R. Pane, Antonio Gaudí (Milan, 1964). / E. Casanelles, Nueva visión de Gaudí (Barcelone, 1965). / C. Martinell y Brunet, Gaudí, su vida, su teoria, su obra (Barcelone, 1967). / R. Descharnes et C. Prévost, la Vision artistique et religieuse de Gaudí (Édita, Lausanne, 1969).

Gauguin (Paul)

Peintre français (Paris 1848 - Atuona, îles Marquises, 1903).



Un héros de bande dessinée

« Pour amuser vos enfants, envoyez-les à l’exposition de Gauguin. Ils s’amuseront devant des images colorées, représentant des femelles de quadrumanes, étendues sur des tapis de billard, le tout agrémenté de paroles du cru », pouvait-on lire en 1893 dans la presse parisienne. Pour cette même presse, Paul Gauguin est devenu aujourd’hui, eu égard au « pittoresque » de son destin, un excellent héros de bande dessinée. En revanche, il est aisé de comprendre que ce qui fait l’intérêt de Gauguin aux yeux de certains journalistes ait toute chance de rebuter de dignes esthéticiens. Pris entre la faveur des amateurs d’exotisme facile et la défaveur des hommes de cabinet, le peintre de Tahiti réunissait ainsi toutes les chances de se voir estimé ou mésestimé également pour de mauvaises raisons. De là sans doute vient que, de tous les grands prophètes de l’art moderne, il soit celui dont la gloire est le plus régulièrement remise en cause. De là, mais tout autant de sa position « à rebours » du courant général qui, depuis Courbet jusqu’au cubisme, s’est traduit par la seule prise en considération des qualités plastiques. Non que Gauguin n’éclate de qualités plastiques, mais en les débordant constamment, car il ne pouvait faire que sa peinture n’excédât pas les seuls problèmes de composition ou la relation avec la réalité observable. « C’est un retour en arrière », déclare Pissarro, et il est vrai que c’en est un par rapport au naturalisme optique de l’impressionnisme*. Mais c’est aussi un pas en avant dans la direction du spirituel dans l’art, selon l’expression de Kandinsky.


La nostalgie des paradis perdus

Il y a un portrait de Tahitienne que Gauguin peint en 1890, avant son premier départ pour Tahiti, et ce portrait c’est celui de sa mère, d’après une photographie de celle-ci jeune fille (Staatsgalerie, Stuttgart). L’allure mélancolique, les lèvres sensuelles, la chevelure sombre, Aline Gauguin est le prototype de toutes les vahinés, parfois à peine nubiles, que le peintre aimera et peindra. De sa mère, Gauguin se souvient comme de la « véritable enfant gâtée » qu’elle fut lorsque, jeune veuve, elle se réfugia à Lima, en 1849, chez son grand-père maternel, don Mario Tristan y Moscoso (Aline était en effet la fille de Flora Tristan, fameuse agitatrice et théoricienne socialiste). La maison de don Tristan, où l’enfant vit jusqu’à l’âge de sept ans, entouré de luxe et de tendresse, sera le premier paradis perdu par Gauguin, qui se retrouve en 1855 pensionnaire à Orléans et cancre. Ce séjour au Pérou compte aussi dans la mesure où il fournit à l’artiste une ascendance « barbare », entendons non européenne. Embarqué à dix-sept ans au Havre comme simple matelot, c’est aux Indes qu’il apprend, deux ans plus tard, la mort de sa mère, qui lui a choisi comme tuteur Gustave Arosa, photographe et collectionneur de tableaux modernes. Ce premier contact avec l’art moderne est très bref, car le jeune homme doit rembarquer pour accomplir son service militaire et ne sera libéré qu’au lendemain de la Commune. Arosa lui trouve alors un emploi chez un agent de change et l’encourage à peindre. En 1873, Gauguin épouse une jeune Danoise, Mette Sophie Gad, dont il aura cinq enfants. Ses affaires prospères lui permettent l’achat de nombreux tableaux impressionnistes. Sous l’influence de Pissarro, la palette du peintre des dimanches s’éclaire et, en 1879, il participe à la quatrième exposition impressionniste, où Joris-Karl Huysmans remarque son envoi. En 1883, peut-être à la suite du krach financier, il abandonne la Bourse et se consacre entièrement à la peinture.