Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

fugue (suite)

Dans l’exposition, les différentes voix entrent à tour de rôle, énonçant soit le sujet, soit la réponse. Celle-ci n’est autre que la transposition du sujet au ton de la dominante (plus forte relation tonale). Cette transposition, en modifiant le rapport des intervalles — dominante-tonique (quarte) est plus petit que tonique-dominante (quinte) — rend nécessaires certaines modifications mélodiques, ou mutations, qui ne sont, cependant, pas assez importantes pour altérer la physionomie du thème.

Dans la Fugue en « ut » (B.W.V. 547), écrite à cinq voix, quatre voix participent à l’exposition. L’alto énonce le sujet (1re mesure), le ténor la réponse (2e mesure — on remarque, entre la première et la deuxième note, la mutation), la basse le sujet (3e mesure), le soprano la réponse (5e mesure). On constate aussi (ligne pointillée) l’ébauche d’un contre-sujet — élément mélodique secondaire destiné à se combiner, en contrepoint renversable, avec le sujet —, que Bach, ainsi qu’il le fait souvent, dédaigne d’exploiter. En principe, l’exposition s’achève avec l’entrée de la quatrième voix ; ici, elle se poursuit jusqu’à la quinzième mesure par de nouveaux énoncés et un commentaire du sujet et de la réponse.

La partie centrale, ou développement (ici, mes. 16 à 48), consiste en une excursion tonale au cours de laquelle s’élaborent des combinaisons contrapuntiques nées de l’imitation des éléments mélodiques. Ainsi, aux mesures 34-36, la réponse se superpose au sujet présenté par mouvement contraire (les intervalles ascendants devenant descendants, et vice versa).

La succession des régions tonales, qui crée une tension croissante, préfigure le développement central de la forme sonate classique. De même, lorsque l’évolution tonale aboutit à une stabilisation suivie d’un retour au sujet dans le ton principal (mes. 48), l’analogie avec la réexposition de la forme sonate est évidente.

En principe, la fin de la fugue, le stretto, se caractérise par la succession serrée des entrées en imitation ; mais, chez Bach, aucune fugue ne ressemble à une autre. Dans la fugue en « ut » majeur pour orgue (B. W. V. 547), le stretto énonce « par augmentation » le sujet et la réponse, soit droits, soit par mouvement contraire, à la cinquième voix — le pédalier —, dont l’entrée à la quarante-neuvième mesure souligne puissamment l’architecture de la pièce.

C’est, comme le montre l’exemple ci-dessus, dans le stretto (mes. 49-72) que l’écriture atteint à son plus haut degré de complexité ; à la tension tonale obtenue dans le développement se substitue ou s’ajoute une tension d’ordre textural, qui se résout en détente au cours de la pédale de tonique conclusive (mes. 66-72).

Après J.-S. Bach, il semblait impossible de renouveler la fugue : la forme s’était stérilisée par sa perfection même. Pourtant, Beethoven, dans ses derniers quatuors (premier mouvement du 14e quatuor, Grande Fugue, op. 133), a su, par une reconsidération radicale, élargir le langage de la fugue et y intégrer des éléments expressifs, sans détruire le jeu des lignes et des volumes qui en constitue l’essence.

La fugue de Bach, multiforme, est toujours équilibrée et sereine ; celle de Beethoven est tendue, surexpressive. L’évolution de la technologie instrumentale lui permet de faire entrer, dans le discours polyphonique très serré qui est le sien, des éléments extérieurs tels que les différences d’intensité (alors que, chez Bach, il n’y avait que des oppositions de plans). La très fameuse fugue à trois voix, con alcune licenze, qui clôt la Sonate pour piano, op. 106, avec son sujet luxuriant, son écriture disjointe émaillée de sforzando, ses divertissements trillés et ses incises rythmiques contrecarrant le flot des doubles croches, est un hommage à Bach qui ne doit presque rien à l’art dépouillé du Cantor. Beethoven y ressuscite, à l’exemple des anciens polyphonistes, l’imitation par mouvement rétrograde, où le sujet est intégralement retourné, de la dernière note à la première.

En tant que pièce autonome, la fugue est nécessairement limitée quant à la longueur : les fugues monumentales à deux et à trois sujets sont plus courtes qu’un allégro de Beethoven ; seule la Grande Fugue, op. 133, dépasse les sept cents mesures. La fugue correspondait mal, de ce fait, à l’ambition des musiciens romantiques et postromantiques, qui s’attachaient à produire des œuvres de longue durée. En revanche, le fugato, ou fragment fugué assez court (limité en général à l’exposition et à une ébauche de développement), a été largement utilisé en tant que section d’un mouvement de symphonie ou de quatuor. On en trouve un exemple célèbre dans le scherzo de la Cinquième Symphonie.

La principale raison du déclin de la fugue réside toutefois dans le changement d’esprit et de nature de la musique occidentale. D’une part, le système tonal tend à disparaître ; or, la fugue, on l’a dit, est une forme essentiellement tonale. D’autre part, le langage contrapuntique subit une éclipse au xixe s. Enfin, dès Wagner, la musique se construit moins qu’elle ne se tisse. On sait que Debussy (pour ne pas parler des musiciens contemporains) a moqué, au nom de cette « alchimie sonore » qu’il prônait, les « architectes infantiles » (les faiseurs de fugues et de fugatos). Abandonnée par les musiciens sériels, la fugue n’a connu qu’une faible survie au temps du néo-classicisme de l’entre-deux-guerres (Bartók, Stravinski). Mais le prestige de la fugue restait immense, et, vers 1920, on a vu James Joyce tracer le plan du chapitre des Sirènes d’Ulysse d’après le schéma de la fuga per canonem.

Aujourd’hui, l’étude de la fugue reste l’une des disciplines majeures de l’enseignement académique ; elle n’est pas toujours menée dans un esprit d’invention et de liberté formelle qui était celui de Bach. La cristallisation d’un archétype rigide, la « fugue d’école », au lieu de contraindre utilement l’imagination de l’étudiant, tend à la scléroser. Dans la même perspective, l’improvisation de la fugue à l’orgue est devenue un exercice de haute école, un jeu difficile et dérisoire, complètement séparé de la création musicale contemporaine.

A. H.