Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

free jazz (suite)

Les contradictions du jazz en liberté

Tenter de faire l’inventaire des caractéristiques strictement musicales du free jazz équivaut à mettre en question tout ce que les critiques avaient jusqu’alors défini comme critères de « jazzité » : disparition du swing en tant que balancement régulier, et de tout impératif de continuité ou régularité rythmiques ; rejet du thème et des trames harmoniques comme points de départ et systèmes de repérage de l’improvisation ; revalorisation massive des bruits « parasites », effets de souffle, sifflements d’anche et autres traces du travail instrumental au niveau de la sonorité ; introduction de timbres, d’instruments, d’éléments mélodiques ou rythmiques empruntés à des cultures jusqu’alors considérées comme tout à fait étrangères à l’univers afro-américain ; absence (souvent liée au parti pris d’athématisme) de découpage préétabli d’une œuvre ; refus des techniques instrumentales « classiques », soit dans le sens d’un « ailleurs » de l’instrument, soit comme un retour à une technique « primitive », l’énergie mise en jeu devenant le critère essentiel aux dépens de toute complexité plus ou moins liée à la notion occidentale de virtuosité. Unique dans l’histoire de la musique noire aux États-Unis, cette série de ruptures avec les habitudes et les conforts des jazz précédents met en cause plus qu’un ordre musical : un ordre culturel. En fait, et selon un mouvement double apparemment contradictoire, les musiciens « free », s’ils rejettent (ou réévaluent) certaines traditions, entreprennent aussi une réappropriation, une revalorisation (ou simplement une actualisation) d’autres éléments de leur musique (ceux qui sont considérés comme les plus authentiquement et historiquement « nègres » : l’esprit, sinon la forme, du blues, les polyrythmies d’origine africaine, l’importance des effets de vocalisation, etc.), en même temps qu’ils s’ouvrent à toutes possibilités d’enrichissement, musical et extra-musical, que leur proposent des codes culturels situés au-delà ou en deçà du champ d’action supposé du jazz (musiques orientales, avant-gardes occidentales, électronique, instruments « exotiques », etc.).


Ceux par qui le scandale arrive

Si Ornette Coleman et son complice Don Cherry, le pianiste Cecil Taylor, le saxophoniste-flûtiste Eric Dolphy peuvent être considérés comme les principaux initiateurs du mouvement « free », le rôle du contrebassiste Charles Mingus ne doit pas être négligé dans la mesure où, dès la fin des années 50, ses œuvres préfiguraient l’état d’esprit agressif révolutionnaire, et souvent même l’engagement politique explicite. Il convient de citer aussi le batteur Max Roach, dont la « Freedom Now Suite » annonçait les tendances revendicatrices et africanisantes de nombreuses œuvres free. Apparemment non violent et moins explicitement contestataire, le saxophoniste John Coltrane a joué, surtout vers la fin de sa vie, un rôle de catalyseur essentiel dans l’univers naissant du free jazz, sans parler de l’influence qu’il a exercée sur tous les saxophonistes free dès qu’il a commencé à renoncer au découpage thématique traditionnel pour concentrer ses efforts sur un traitement exacerbé de la matière sonore. L’assaut et l’enchère de son qui le caractérisent encore au début des années 70, la multiplication des « délires », paroxysmes, crises, effets de surprise ou de contraste, l’alternance ou la succession des phases de flux ou de reflux sonores, des crescendos et extinctions brutales sont autant de signes d’un malaise qui ne saurait être guéri au seul niveau musical. Le jazz ayant toujours été reflet ou expression de l’état d’esprit des Noirs américains, ce jazz « libre » doit donc être considéré comme une projection des besoins, frustrations, projets et intentions de la communauté afro-américaine.

P. C.

 J.-L. Comolli et P. Carles, Free Jazz Black Power (Champ libre, 1971).


Musiciens du free jazz


Art Ensemble of Chicago,

quartette composé des saxophonistes Roscoe Mitchell et Joseph Jarman, du trompettiste Lester Bowie et du contrebassiste Malachi Favors. C’est un des nombreux groupes nés au sein de l’AACM (Association for Advancement of Creative Musicians), coopérative musicale créée en 1965 par le pianiste Richard Abrams. Outre le polyinstrumentisme des quatre musiciens, qui autorise une exceptionnelle diversité de climats sonores, ce groupe se caractérise par son parti pris de violence, de dérision forcenée, et une sorte de revalorisation du ludique néo-orléanais parfois hypertrophié en un spectacle total aux allures de happening.

Enregistrements : Old Time Religion (1969), Lebert Aaly (1970).


Albert Ayler,

saxophoniste (Cleveland, Ohio, 1936 - New York 1970). Après avoir fait partie d’orchestres de rhythm and blues, il travaille en 1963 avec Cecil Taylor, puis avec le contrebassiste Gary Peacock, le batteur Sunny Murray, Don Cherry. Il joue à Paris en 1966 et quatre ans plus tard, juste avant de mourir. Reçue par les amateurs de jazz traditionnel comme une agression violente, sa musique correspond à la collision de signes de rage sonore et de stéréotypes occidentaux (marches, fanfares, rengaines, etc.) cités tels quels et avec insistance. Accusé de « clownerie » ou de « naïveté », le saxophoniste indiquait par ce parti pris d’opposition que le free jazz est non seulement recherche de systèmes sonores neufs mais aussi récusation des formes et clichés archaïques toujours en vigueur dans les musiques occidentales.

Enregistrements : Spiritual Unity (1964), Bells (1965), For John Coltrane (1967).


Donald Cherry, dit Don Cherry,

trompettiste (Oklahoma City 1936). À la fin des années 50, il participe aux premiers enregistrements d’Ornette Coleman. Après avoir travaillé avec les saxophonistes Sonny Rollins et John Coltrane, il vient en Europe (1964). Il joue et enregistre avec tous les grands noms du free jazz.