Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

Frédéric II le Grand (suite)

Tel apparaît dans ses œuvres Frédéric II, toujours discuté. Disciple de Machiavel ou réaliste au sens aigu du possible, progressiste ou réactionnaire réformateur, homme du xviie s., ébloui par Louis XIV, ou du xixe, champion anachronique de l’unité allemande, il reste un dynaste-propriétaire soucieux de forger une Prusse forte et civilisée. Il en accentue l’aspect aristocratique et militariste, désacralise mais renforce la fonction royale, au risque d’engendrer une profonde crise léguée à son neveu, Frédéric-Guillaume II.

Le chef de guerre

Quand Frédéric II monta sur le trône, il ne connaissait de l’art militaire que les détails du service et la manœuvre à rangs serrés. Ce fut la passion de la grandeur de la Prusse qui fit de lui un chef de guerre incomparable et un penseur militaire de qualité. Dès la mi-décembre 1740, profitant de l’inexpérience de la jeune Marie-Thérèse, il envahit la Silésie, posant ainsi la première idée-force de sa future doctrine : le chef de guerre doit savoir attendre l’occasion favorable, mais la saisit dès qu’elle se présente. Ses débuts comme chef d’armée furent peu brillants : le 10 avril 1741, à Mollwitz, il s’enfuit du champ de bataille à bride abattue. « Mollwitz fut mon école, dira-t-il plus tard, je fis des réflexions profondes dont je profitai par la suite. » Il en fit désormais chaque jour et les coucha par écrit, exploitant lui-même les enseignements de ses campagnes et jetant de-ci de-là les principes de sa doctrine. Il écrivit pour ses troupes, pour ses généraux, pour lui-même surtout ; ce furent ses Principes généraux de la guerre (1748), ses Pensées et règles générales pour la guerre (1755), ses Réflexions sur les projets de campagne, ses deux Testaments politiques (1752 et 1768), où l’on trouve la quintessence de ses méditations et de ses idées-forces : « Nos guerres doivent être courtes et vives [...]. Il ne faut jamais en venir aux hostilités à moins d’avoir les plus belles apparences de faire des conquêtes [...]. Un projet de défensive pure ne vaut rien [...]. Si on n’a pas de forces suffisantes, il faut borner ses desseins [...], on tire alors plus d’utilité de la peau de renard que de la peau de lion. » Au combat il avait une prédilection pour ce que l’on appela l’ordre oblique.

Pour réaliser ses desseins, il voulut avoir des finances solides et une armée toujours plus importante : en 1752, alors qu’elle comptait déjà 136 000 hommes — le double de celle de son père —, il en voulait 180 000 et, pour ce, mettait de côté chaque année 5 millions de thalers. Mais il voulait aussi la qualité : « Nos troupes doivent être meilleures que celles de l’ennemi. » Frédéric II posa ainsi les bases de la doctrine de guerre qui devait devenir celle de Stein, de Scharnhorst, de Gneisenau, puis du grand état-major allemand : agrandir l’État par des conquêtes, ne chercher la décision que sur un adversaire à la fois, s’assurer l’initiative des opérations en vue d’une décision immédiate et totale, attaquer par surprise en violant au besoin le territoire d’un voisin, frapper du fort au faible, de préférence à une aile.

P. D.

Y. L. M.

➙ Allemagne / Berlin / Hohenzollern / Prusse.

 Die politische Testamente Friedrichs des Grossen (Berlin, 1920 ; rééd., 1941). / R. Koser, Geschichte Friedrichs des Grossen (Berlin et Stuttgart, 1921-1925 ; 4 vol.). / G. P. Gooch, Frederick the Great (Londres, 1947).

free jazz

Expression signifiant « jazz libre » et qui est apparue en 1960.


Cette année-là, Ornette Coleman, saxophoniste noir américain considéré par la majorité des critiques et des amateurs de jazz comme un musicien d’« avant-garde », produisant une musique ardue, « hermétique », voire désagréable, enregistre avec un double quartette — formule orchestrale jusqu’alors inédite — une œuvre de 36 mn 23 s intitulée Free Jazz. C’est une musique d’improvisation collective, jouée délibérément en dehors des normes et structures stylistiques traditionnelles, non seulement du jazz « classique » (1920-1940), mais aussi de celui qui est considéré alors comme le plus « moderne » (courants issus du bop, etc.). L’œuvre prend aussitôt valeur de manifeste, et son titre, de slogan, pour nombre de jeunes musiciens noirs américains. Le « free jazz » va polariser les recherches des musiciens qui, isolément et difficilement, tentaient de résister au figement du jazz et à ses stéréotypes. Baptisé donc « free jazz », ou « new music », « new thing » (nouvelle chose), surgit sur la scène du jazz un mouvement à partir duquel va s’opérer un clivage entre musiciens comme entre amateurs et critiques, déclenchant de violentes polémiques.


Un défi à l’ordre existant

De toutes les critiques qu’a suscitées le free jazz, une au moins mérite qu’on s’y attarde : « Ce n’est pas de la musique. » De fait, le free jazz n’est pas que musique. On ne peut l’étudier du seul point de vue de la technique musicale et disséquer ses formes en négligeant les forces qui les accompagnent ou les précèdent. Les récents changements d’attitude de la communauté noire aux États-Unis sont indissociables de son apparition. Pour le pianiste Cecil Taylor, « l’art devient à la longue le reflet d’une conscience qui, si elle est assez puissante, peut changer la conscience sociale des gens qui écoutent. La musique, lorsqu’elle est grande, implique un défi à l’ordre existant », tandis que le poète noir LeRoi Jones écrit : « Cette musique, c’est aussi la lourde évidence que quelque chose se passe vraiment [...]. Bien qu’ignorée ou injuriée par la majorité des critiques (blancs pour la plupart), qui ne comprennent pas le contexte émotionnel dont cette musique charge la vie [...]. La sensibilité du blues et l’énergie du rythme noir sont projetées dans l’aire de la réflexion [...]. Afin que le monde non blanc prenne le contrôle, la technologie qui l’a asservi doit être transcendée. Mais l’expression est la réflexion instinctive qui caractérise l’art et la culture noirs [...]. Les Arts, la Culture et la Vie noirs parlent d’un monde plus beau que celui que connaît l’homme blanc. Tout cela pour dire que cette musique est une invention des vies noires. » Cette contestation des valeurs traditionnelles de l’Occident blanc n’allait pas manquer de séduire aussi des musiciens blancs, qui, en trahissant l’ordre de leur communauté et en pratiquant cette musique, sont devenus à leur tour les représentants d’une idéologie subversive. Dans la mesure où tout se passe avec les musiciens « free » comme s’ils avaient décidé de ne plus se priver de quoi que ce fût qui pût leur faire envie ou dont ils pussent avoir besoin à chaque étape du procès de création, ce qui frappe d’abord à l’audition d’œuvres de free jazz, c’est leur polymorphisme, multiplication, collision ou juxtaposition, à tous niveaux et en tous sens, des matériaux, codes, sources et références les plus divers. En raison d’une telle diversité et d’une telle densité, il n’est d’autre possibilité que de noter certaines constantes, les plus évidentes, indicatives par leur fréquence et leur répartition de tendances du free jazz.