Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

forme musicale

Mode d’être de l’œuvre musicale.


Lorsque nous apprenons, en ouvrant le programme d’un concert, que nous allons entendre une sonate, un concerto classiques, ces dénominations nous donnent un renseignement essentiel sur une musique qui nous est peut-être encore inconnue. Tel un code génétique, elles ne nous disent pas ce que l’œuvre, bonne ou mauvaise, sera ; mais elles nous disent à coup sûr ce qu’elle ne saurait être. C’est qu’elles nous renvoient, par-delà l’histoire, à ce choix fondamental que le compositeur a fait, en son temps, d’écrire une sonate plutôt qu’un prélude et fugue, un concerto et non une symphonie.

La justification de l’idée de forme — laquelle, d’un point de vue strictement contemporain, peut paraître trop contraignante —, c’est qu’elle permettait au créateur de musique de répondre plus facilement et plus rapidement à cette double question : quoi écrire ? et comment l’écrire ?

Le nombre des formes que l’histoire de la musique occidentale a répertoriées est limité : on en compte quelques dizaines. Le nombre des œuvres conçues à partir de ces formes est des milliers de fois plus grand. Bien des compositeurs célèbres n’ont jamais inventé une forme, l’invention d’une forme apparaissant d’ailleurs comme l’aménagement, en fonction des exigences d’une morphologie plus complexe, d’une forme antérieure (ainsi la fugue succède au ricercare parce que l’évolution du système tonal l’exige).

Le rapide développement des formes dans l’histoire de la musique occidentale est dû, semble-t-il, à l’invention de l’écriture musicale. Les musiques de tradition orale ont leurs formes ; celles-ci, pour autant que nous le sachions, évoluent lentement. L’irruption du compositeur dans la tradition européenne médiévale en a modifié le destin. « On écrit, dit Paul Valéry, pour spéculer. » C’est la spéculation individuelle qui a alimenté la recherche formelle d’où sont sortis les modèles architectoniques : motet isorythmique, canon, passacaille, ricercare, aussitôt repris par tout ou partie des faiseurs de musique. Certes, la création d’une forme se perd, neuf fois sur dix, dans la nuit de l’histoire. Haydn, « père de la symphonie », n’en est pas l’inventeur. Mais si les difficultés d’attribution nous arrêtent dans notre souci de justice historique, nous savons bien que l’approfondissement d’une forme, plus importante que sa création, n’appartient qu’aux plus grands : à Bach pour le choral et la fugue, à Beethoven pour la forme sonate, à Wagner et Debussy pour la « forme » moderne.

Il se peut qu’au début la recherche de types formels élémentaires ait été motivée par la peur de l’incohérence. Jadis, les compositeurs dénués de génie ne se ralliaient-ils pas à la variation ou à la forme sonate parce que c’étaient là des modèles éprouvés ? Rien n’est plus difficile, il est vrai, que de concevoir les articulations d’une œuvre musicale de quelque ampleur. Toutefois, les compositeurs doués de génie formel — ils ont été très peu nombreux dans l’histoire —, loin de recourir aux formes classées comme on souscrirait une assurance contre le chaos, ont cherché à rendre plus complexes les modèles que leur avaient légués leurs prédécesseurs. C’est qu’en musique la beauté formelle — la suprême beauté, aux yeux de bien des connaisseurs — ne peut exister en deçà d’une certaine complexité des structures.

Dans la musique occidentale, les formes se sont organisées à partir de la notion de thème. Le thème est généralement une phrase mélodique, brève ou longue, caractéristique et donc reconnaissable, qui constitue l’élément de base d’une composition et, en principe, le point de départ de sa création. Il est lié à une œuvre donnée ; mais il arrive que d’un même thème naissent plusieurs œuvres différentes, quelquefois d’un niveau esthétique nullement comparable. Sur un thème de valse de A. Diabelli, Beethoven a écrit trente-trois variations pour piano, que l’on tient généralement pour l’un des sommets de la musique classique. À la même époque, d’autres compositeurs se sont livrés au même exercice, sans qu’on puisse dire qu’ils aient su dépasser le médiocre prétexte qui leur était offert. Certaines formes sont monothématiques ; d’autres se fondent sur l’opposition de deux ou plusieurs thèmes.

On qualifie une forme d’abstraite lorsqu’elle tient sa raison d’être de ses particularités structurales. Tel est le cas de la fugue*, de la passacaille (où le dessin de la basse se répète en ostinato), de la variation, etc. On qualifie une forme de concrète lorsqu’elle se définit par son objet même : le concerto concerte, c’est-à-dire qu’il oppose des instruments ou des groupes d’instruments, le poème symphonique suit et commente un « programme », l’opéra met en scène une action lyrique et dramatique, etc. Il en résulte qu’une œuvre peut se rattacher à plus d’une forme : un concerto peut être aussi une variation, une scène d’opéra une passacaille, etc. De même, certaines formes dites « simples » peuvent être incluses dans une forme plus large, dite « forme composée » : ainsi, on trouve le récitatif dans l’opéra, dans la cantate, dans l’oratorio, etc.

La musique étant un art du temps, il va de soi que la forme d’une œuvre musicale se définit en premier lieu par les relations que peuvent avoir certains événements musicaux concomitants ou successifs, et, s’ils sont successifs, par la façon dont ils surgissent dans l’œuvre. Dans les formes classiques, les principaux événements ont été codifiés ; ils portent un nom précis. On appelle réexposition, par exemple, le retour du thème principal après le développement central : c’est l’événement majeur de la forme sonate.

Cette définition de la réexposition reste, toutefois, imprécise. Il faut, pour la compléter, faire appel à une notion assez complexe : la notion d’espace musical. C’est un espace abstrait ; il se définit au moyen des paramètres d’intensité, de timbre et de hauteur qui servent à décrire le son musical. À lui seul, le paramètre de hauteur, qui s’exprime, en Occident, par le truchement des notes — les douze sons du total chromatique —, permet, grâce aux multiples combinaisons des notes entre elles, une organisation complexe qui a donné naissance, vers le milieu du xviie s., au système tonal, l’une des grandes créations de l’esprit humain. L’espace tonal, avec ses ensembles que sont les tons (ou tonalités), sa polarisation sur un ton principal et ses constellations de tons secondaires, régions tonales voisines ou lointaines, a permis la mise en valeur d’un langage riche et varié, dont les chefs-d’œuvre de J.-S. Bach, de Mozart, de Beethoven ont mis en évidence la puissante unité.

La définition de la réexposition dans la forme sonate se complétera donc ainsi : retour du thème principal dans le ton principal, ce qui implique une situation de l’événement dans le temps (après le développement central) et dans l’espace (on renoue avec une région privilégiée de l’espace tonal, plus ou moins abandonnée pendant ce développement).