Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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formalisation dans les sciences humaines (suite)

Dans cette perspective, les réactions qui se manifestent parfois contre la formalisation des sciences humaines au nom du « concret » ou de l’« humain » apparaissent comme provenant de faux problèmes, ou plutôt d’un refus de la démarche scientifique elle-même. Certes, un modèle mathématique n’est pas la réalité qu’il prétend représenter, c’est évident, mais le discours verbal qu’on peut tenir sur cette réalité n’est pas non plus identique à celle-ci. Dans chaque cas, il s’agit de systèmes de signes, avec leurs propriétés spécifiques. À la limite, on pourrait dire que, potentiellement, tout ce dont on peut parler, et qui se veut de portée générale, devrait pouvoir être formalisé. C’est évidemment une position extrême, impossible à justifier. Mais la proposition inverse, selon laquelle il y aurait des discours scientifiques non formalisables n’est pas plus justifiable et relève tout autant d’« a priori » épistémologiques.


Mesure et techniques statistiques

La formalisation, telle que nous l’avons circonscrite, doit être distinguée de deux autres démarches qui font également appel aux mathématiques, et avec lesquelles elle est souvent confondue : la quantification et l’emploi des techniques statistiques. Il est bon d’en préciser les différences et les relations qui existent entre elles.

La quantification, ou la mesure (nous prendrons ici ces deux termes comme synonymes), peut être définie comme l’attribution de nombres à des objets ou à des phénomènes. Une mesure peut se faire soit directement, comme par exemple dans le cas d’un temps de réaction, soit indirectement, comme lorsqu’on « mesure » une attitude à partir des réponses données par un individu aux différents items d’un questionnaire. Les relations avec la formalisation ne sont pas les mêmes dans les deux cas.

Il est fréquent de voir présenter la possibilité de mesure comme une condition de l’emploi des méthodes mathématiques, et donc de la formalisation ; ce faisant, on part de l’idée, courante mais fausse, que les opérations mathématiques s’appliquent aux nombres, et à eux seulement. En fait, le recours à des structures mathématiques différentes de l’algèbre classique du lycée (calcul des probabilités, théorie des ensembles, algèbre de Boole, groupes, graphes, etc.) permet de représenter de façon adéquate certains phénomènes dits « qualitatifs », avec autant de rigueur que s’il s’agissait de nombres. Tout ce que l’emploi des mathématiques exige, c’est que les concepts et leurs relations soient définis de façon précise et sans ambiguïté.

Par exemple, lorsque Jean Piaget représente les stades successifs de la pensée de l’enfant par des structures de groupement ou de groupe, lorsqu’on décrit l’apprentissage d’une réponse comme l’accroissement de la probabilité de celle-ci, lorsqu’on utilise les graphes pour représenter les réseaux de communication dans un groupe, il n’y a pas de nombre, pas de mesure, et pourtant ce sont des exemples particulièrement caractéristiques de cas où la formalisation s’est révélée possible, et efficace. Il est donc clair qu’il peut y avoir formalisation sans quantification.

En revanche, mesurer une variable intermédiaire, une attitude par exemple, exige que nous disposions d’un modèle formel qui permette la mise en relation des réponses observées avec la « valeur » de cette variable. En effet, une attitude, ou une aptitude, ou un trait de personnalité ne sont pas directement observables. Ces concepts ne font qu’exprimer une certaine cohérence dans les comportements d’un même individu. Cela n’a donc aucun sens de chercher à les mesurer directement. Par contre, nous pouvons postuler une certaine relation entre chaque valeur de la variable intermédiaire et un certain ensemble de réponses observables. « Mesurer » une variable intermédiaire, ce sera donc utiliser un tel modèle en sens inverse : connaissant les réponses, on en inférera la valeur de la variable qui a permis de les produire. L’existence d’un modèle de ce type est donc indispensable pour pouvoir passer des observables à la mesure de la variable sous-jacente. On peut donc dire que, à l’inverse de l’opinion courante que nous avons mentionnée, c’est la formalisation, ou au moins l’existence d’un modèle implicite, qui apparaît comme une condition nécessaire de la quantification. Ce qu’on présente habituellement comme des « techniques de mesure » (analyse hiérarchique, analyse de structure latente, etc.), ce sont en fait de tels modèles, qu’on utilise pour inférer la valeur de la variable intermédiaire à partir des observables.

L’emploi des techniques statistiques se situe à un tout autre niveau que la formalisation. Alors que celle-ci vise à une représentation des phénomènes et des mécanismes qui les ont produits, l’objectif des techniques statistiques est d’estimer des grandeurs ou de vérifier des hypothèses. Elles permettent au chercheur de se confronter à la réalité ; elles n’ont pas pour but, comme un modèle, d’en décrire certains aspects. Formalisation et techniques statistiques ont donc des fonctions différentes, elles répondent à d’autres catégories de problèmes, elles interviennent à d’autres moments du processus de la recherche. Il n’y a donc pas lieu de les confondre, ni même de les rapprocher. Toutefois, dans la pratique de l’usage des modèles, le recours aux techniques statistiques constitue, lorsque c’est possible, une étape essentielle, celle où on juge de la validité du modèle. Pour cela, il faut que le modèle soit probabiliste, puisque les hypothèses qu’on vérifie au moyen des techniques statistiques doivent nécessairement l’être. Lorsque le modèle utilisé n’est pas probabiliste, on manque de critère précis permettant de définir la différence maximale acceptable entre les prévisions du modèle et les résultats effectivement observés.

Enfin, il ne faut pas confondre avec une véritable formalisation l’emploi de symboles ou du vocabulaire mathématiques sans tenir réellement compte de leurs propriétés et des exigences de rigueur qui en découlent. Ce n’est pas parce qu’on parlera d’un individu I qui accomplit une tâche T, qu’on décidera de représenter une tendance par un vecteur ou les relations dans un groupe par des flèches reliant des points qu’on emploiera réellement les mathématiques, ni surtout qu’on aura adopté une démarche véritablement nouvelle et plus scientifique. Kurt Lewin, par exemple, lorsqu’il parlait de topologie et de vecteurs, ou lorsqu’il empruntait à la chimie le terme de valence, ne faisait rien de plus que se donner un vocabulaire commode, qu’il n’utilisait que de façon descriptive, sans l’employer pour des déductions formelles. Tous ses raisonnements restaient ce qu’ils auraient été sans ce recours au langage mathématique. Néanmoins, ces emprunts purement verbaux, ou éventuellement graphiques, qui irritent en général beaucoup les mathématiciens, peuvent avoir leur utilité en fournissant un langage commode ou des abréviations qui simplifient le discours. De même, certaines utilisations de la topologie en psychanalyse semblent constituer plus le support de métaphores qu’une véritable formalisation.