Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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formalisation dans les sciences humaines (suite)

Supposons que, pour représenter les mouvements des planètes du système solaire, nous utilisions des boules tenues par des tiges, elles-mêmes mues par des moteurs et des systèmes de transmission adéquats. En réglant judicieusement les trajectoires de ces boules, nous pouvons reproduire, à l’échelle que nous voulons, les différents états possibles du système et leur évolution. Si nous ajoutons des boules supplémentaires, correspondant au Soleil et à la Lune, nous serons en mesure, par exemple, de prédire les dates des prochaines éclipses. Il suffit, pour cela, que notre appareil ait été réglé à un certain moment de manière à reproduire les positions relatives de tous les astres représentés, et que les trajectoires des boules représentent bien, à l’échelle, leurs trajectoires.

Un tel appareil constitue un modèle du système solaire : nous pouvons établir une correspondance entre certains des éléments du modèle (les boules) et certains des éléments de la réalité (les planètes). Si le modèle est « correct », cette correspondance doit se maintenir après que le modèle a « fonctionné ». Si ces conditions sont remplies, le modèle peut être utilisé de plusieurs façons. Tout d’abord, comme nous l’avons dit, il permet des prévisions, simplement parce qu’il peut fonctionner plus rapidement, c’est-à-dire à une échelle temporelle et spatiale très réduite, que le système solaire, tout en maintenant constantes les relations entre grandeurs. En second lieu, il peut aussi nous permettre de vérifier des hypothèses : si nous avons des doutes sur la trajectoire exacte d’une des planètes représentées, nous pourrons régler notre appareil de manière à ce que la boule correspondante ait un mouvement conforme à notre hypothèse ; on pourra alors, en faisant fonctionner le modèle, vérifier si les prévisions qu’on peut ainsi faire sur des phénomènes observables, par exemple la conjonction de deux planètes, se trouvent bien réalisées.

Mais un modèle de ce type a ses limites. S’il peut reproduire correctement les mouvements des astres considérés, et donc nous donner la possibilité de les étudier facilement, il ne nous renseigne en rien sur les forces en jeu : il ne servirait à rien, pour expliquer les mouvements des planètes, d’aller chercher dans le ciel l’équivalent des tiges qui retiennent les boules et des moteurs qui assurent leurs déplacements. Le modèle en question est cinématique, et n’est que cela. Il ne peut donc en aucun cas nous aider à prévoir des phénomènes qui font intervenir des forces nouvelles, par exemple les conséquences de la venue, à une distance proche, d’un astre supplémentaire. On ne pourrait rendre compte des perturbations que ce dernier entraînerait qu’en ayant recours à la théorie de la gravitation et aux lois de la dynamique, qui sont totalement absentes de notre modèle de mouvement.

Cet exemple nous permet de repérer quelques-unes des caractéristiques que nous retrouverons dans tout modèle, même dans les modèles abstraits :
— un modèle est une représentation simplifiée de la réalité, il n’en retient que certains aspects ;
— dans le domaine où il s’applique, il peut être confronté à la réalité, c’est-à-dire qu’il est possible de mettre en correspondance certains éléments du modèle et certains éléments observables de la réalité ;
— cette mise en correspondance permet de faire des prévisions et de vérifier des hypothèses sur la réalité étudiée ;
— un modèle est plus aisément manipulable que la réalité qu’il représente.

En termes plus brefs, un modèle est une représentation des phénomènes étudiés, représentation nécessairement partielle, schématisée. Un modèle est toujours construit, explicitement ou non, en vue de certaines utilisations, définies par la classe des prévisions valides qu’il permet. Il serait d’ailleurs peut-être préférable de dire qu’un modèle n’est pas une représentation de la réalité, mais plutôt sa caricature, caricature qui ne retient que les traits pertinents pour l’objectif poursuivi.

Le modèle du système solaire sur lequel nous avons raisonné jusqu’à présent est physique, comme ce qu’il cherche à représenter : il fait correspondre à un système matériel un autre système matériel, qui se trouve être plus commode, plus maîtrisable, et dont nous savons comment il a été construit. On parle dans ce cas de modèle analogique. Toutefois, au lieu de construire tout cet appareillage, on pourrait tout aussi bien, et peut-être mieux, représenter, au moyen de symboles appropriés, les positions, les vitesses et les accélérations des planètes à un moment donné, ainsi que les relations entre ces grandeurs. Appliquant à ces expressions les règles de calcul que nous fournissent les mathématiques, nous pouvons calculer les trajectoires, les positions à chaque instant, et donc faire exactement les mêmes prévisions et vérifier les mêmes hypothèses que tout à l’heure, au moyen du modèle physique.

Un instant de réflexion montre bien qu’un tel système mathématique présente bien les propriétés que nous avons reconnues au modèle physique. Le fait de recourir à une représentation abstraite n’a donc pas modifié ces points essentiels : le système abstrait en question est, lui aussi, un modèle.


Formalisation et langage naturel

Lorsque nous discourons sur les mouvements des planètes, ou sur tout autre phénomène, au moyen d’une langue naturelle, le français par exemple, nous représentons également les phénomènes en question par des signes, qui sont les mots de cette langue, avec les règles de leur emploi, c’est-à-dire la grammaire, et les règles de transformation des énoncés ainsi construits, qui sont fournis par les modes de déduction de notre logique spontanée, informelle, autrement dit par le raisonnement naturel. Les théories verbales et les modèles mathématiques constituent les unes comme les autres des représentations abstraites, et, comme telles, ils partagent un grand nombre de propriétés, et tout d’abord celles que nous avons reconnues à tous les modèles.