Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

Flaubert (Gustave) (suite)

Analyse spectrale d’une génération, « physiologie » de l’amour dans le sens balzacien du terme, l’Éducation sentimentale est avant tout un roman satirique. Si l’auteur intervient peu, sauf par des maximes générales qui expriment les lois de la vie, sa présence se fait constamment sentir au niveau de la phrase, du mot, et même de la ponctuation : « Il [Frédéric] se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ; et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. » Certains critiques ont voulu voir dans l’Éducation un grand roman d’amour ; il s’agit bien plutôt d’une critique vigoureuse et presque désespérée de la jeunesse française née autour de 1820. Flaubert y a utilisé ses propres souvenirs, mais aussi ceux de ses amis, comme Maxime Du Camp, dont la liaison avec Valentine Delessert, « la vieille », inspirera l’épisode Dambreuse, sans parler d’une documentation très abondante provenant surtout des journaux de l’époque. Rien, ou presque, ne se passe dans le roman, parce que la génération de 1820 a été impuissante à agir. Le hasard est maître de leurs destins, et les personnages se rencontrent, se perdent et se retrouvent au gré de la fortune. Madame Bovary était le roman tragique de la « fatalité » ; l’Éducation est le roman, souvent comique, du hasard.

Le roman n’eut aucun succès, ce dont Flaubert fut profondément ulcéré. Le message politique fut incompris ; de toute façon, l’Empire disparut l’année suivante. Quant à la nouveauté de la technique, elle ne fut guère appréciée alors : les romans devaient avoir une intrigue, avec un commencement, un nœud et une fin, autant que possible heureuse. L’Éducation sentimentale ne « faisait pas la pyramide », comme Flaubert le dit à Henry Céard, ce qui le vouait à l’échec. Antiroman, c’est lui, au xxe s., qui ranimera la gloire de Flaubert.

L’œuvre contient bien d’autres richesses : d’admirables paysages, comme les scènes de Saint-Cloud ou de Fontainebleau, où se retrouvent, adaptées aux personnages, les « extases panthéistes » de Flaubert ; les descriptions de la révolution de 1848, qui mêlent l’horrible au ridicule et au sublime, comme la prise du Louvre, l’assassinat commis par le père Roque ou celui de Dussardier par Sénécal. Marcel Proust admirait particulièrement le « blanc » qui sépare le meurtre de Dussardier du début du chapitre suivant : « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots... » Madame Bovary est d’un accès plus facile pour les amateurs de romans, même s’ils ont été formés à l’école d’Octave Feuillet. L’Éducation sentimentale est une œuvre bien plus secrète, bien plus complexe, toute en demi-teintes, comme l’exigeait le thème du roman ; manquant d’« aspiration » profonde, les héros s’enlisent, plutôt qu’ils ne se noient, dans cette époque terne et grise qui a manqué sa chance en 1848. Non que Flaubert ait été quarante-huitard ! Mais nul plus que lui n’a été sensible à la décadence de son temps par rapport aux grandes civilisations du passé : bataille des Thermopyles, triomphes romains... À ses yeux, le xixe s. est une période de transition, en cela comparable aux temps où il a situé ses romans historiques : Carthage avant les guerres puniques, naissance du christianisme. Transition, mais qui débouchera sur quel avenir : paganisme, christianisme, « muflisme » ? Flaubert hésite entre le pessimisme le plus total et un espoir très limité. Il ne donnait guère de chances de survie à la civilisation occidentale, comme il avait dressé le constat d’agonie du monde oriental. Toute conception tragique du monde est au fond a-historique, et telle était celle de Flaubert, comme, à la même époque, celle de Nietzsche.

Après la publication de l’Éducation sentimentale, Flaubert va se trouver plongé dans les désastres de l’Empire. Il avait prévu la défaite, mais non la Commune. Le lieutenant élu de la garde nationale, qui d’ailleurs n’a pas fait le coup de feu, attaquera vigoureusement les destructions culturelles des communards, comme Taine, Renan et tant d’autres. Après 1871, Flaubert semble s’être intéressé de moins en moins à la politique, sinon pour s’esclaffer devant les déboires de tel ou tel député, ou s’indigner devant la censure. Au fond, les espoirs technocratiques de Flaubert avaient été enterrés avec le second Empire ; la démocratie, qu’il avait en horreur, était au pouvoir. Si Flaubert a toujours défendu — et avec quelle vigueur ! — les valeurs de liberté et de justice, il n’a jamais admis celle d’égalité. Les socialismes de son temps — il ne semble pas avoir su grand-chose de Karl Marx ou de la première Internationale — lui paraissent les héritiers du christianisme, c’est-à-dire d’un égalitarisme aussi utopique que dangereux. Moins généreux que Renan, il n’acceptera jamais que Caliban joue un rôle dans l’État.


« Cet enfant est petit comme un nain, et pourtant trapu comme un Cabire, contourné, d’aspect misérable. Des cheveux blancs couvrent sa tête prodigieusement grasse... »
(La Tentation de saint Antoine.)

En 1869, quelques mois après la publication de l’Éducation sentimentale, Flaubert perd son meilleur ami, depuis la mort d’Alfred Le Poittevin ; Louis Bouilhet, bon poète et bon dramaturge, son alter ego, à qui il consacrera le seul texte de critique littéraire qu’il ait jamais publié, la Préface aux Dernières Chansons de Louis Bouilhet (1872). D’autres morts viennent assombrir sa vie : Jules de Goncourt (1870), Maurice Schlésinger (1871), sa mère (1872). Plutôt que de se mettre à Bouvard et Pécuchet, il préfère terminer la révision de la Tentation de saint Antoine, commencée en 1856 ; car il n’y a vraiment que deux versions du « mystère » : celle de 1849, condensée en 1856, et celle de 1874. Dans la seconde apparaît un personnage nouveau, Hilarion, la science, à la fois tout-puissant et pathétique, et le mystère ne se termine plus sur le rire du diable s’éloignant peu à peu, mais sur l’évocation de la cellule biologique : « Ô bonheur ! bonheur ! j’ai vu naître la vie, j’ai vu le mouvement commencer... Je voudrais... me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les acteurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière, être la matière ! » Flaubert a lu Claude Bernard, fréquenté les médecins, et l’ermite est finalement vaincu par la science et reprend à son compte les extases panthéistes de son créateur. Victoire qui n’entraîne pas nécessairement le bonheur des hommes, mais qui apporte pourtant une lueur d’espoir.