Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Flaubert (Gustave) (suite)

Après Constantinople, Flaubert et Du Camp visitent la Grèce, chantée par Chateaubriand et qui avait tant déçu Lamartine, et si peu intéressé Nerval, pourtant « l’un des fils de la Grèce ». Quinze ans avant Renan, Flaubert a reconnu le « miracle grec ». En Italie aussi, à Naples, à Paestum, ce seront les monuments de la Grèce antique qui provoqueront le plus son enthousiasme. À partir d’Athènes, les deux amis voyagent d’autre manière qu’en Orient ; les mœurs les intéressent peu, ou point ; les musées, au contraire, les fascinent. Les notes de Flaubert en Italie se réduisent presque à des descriptions de monuments, de statues et de tableaux. La première partie du voyage avait révélé à Flaubert l’« humanité » orientale ; la seconde lui apporte une grande leçon d’art. Du Camp, qui avait fréquenté les ateliers de peintre et qui a été l’un des pionniers de la photographie, lui a servi de guide en ce domaine. L’étude des temples égyptiens et grecs, celle des tableaux italiens contribueront à l’élaboration par Flaubert d’une nouvelle technique du roman ; souvent, par la suite, il comparera le romancier au peintre, ut pictura poesis, et utilisera les termes de premier et de second plan, d’arrière-plan ou de perspective. Le procédé du style indirect libre, auquel Flaubert donnera tant d’importance, vient du désir de Flaubert de reléguer au « second plan » certains développements nécessaires mais non essentiels. Descriptions et dialogues formeront les « premiers plans » de ses romans, et le récit proprement dit, très souvent, l’arrière-plan.

Flaubert a connu d’autres expériences importantes durant ses deux années de voyage en Orient : les pyramides, la danse de Koutchouk-Hânem en Haute-Égypte et la nuit passée auprès d’elle, la traversée du désert, les paysages du Liban et de la Syrie, Constantinople, Athènes, Naples, Venise : « Ah ! oui, en ai-je laissé partout, de mon cœur. Mais ici [Venise] j’en laisserai un grand morceau. » (À Du Camp, 30 mai 1851.) L’homme qui revient à Croisset en juin 1851, et dont le front dégarni et les manières brutales choquent Mme Flaubert, retrouvée à Rome, a accumulé impressions, expériences, documents. Déjà, il a songé à son œuvre future et hésite entre trois sujets : Une nuit de don Juan, Anubis ou la fille qui veut se faire aimer par le dieu, et « mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique... dans une petite ville de province... » (à Louis Bouilhet, 14 nov. 1850). Il n’écrira aucune de ces œuvres, mais Salammbô doit beaucoup au conte égyptien d’Anubis, et Madame Bovary au roman flamand, et d’abord le nom de l’héroïne ; quand il s’écrie, devant la seconde cataracte du Nil : « J’ai trouvé !... je l’appellerai Emma Bovary » (Du Camp, Souvenirs littéraires), c’est au roman flamand qu’il fait allusion.


« Madame Bovary, c’est moi. »
(Dit par Flaubert à Amélie Bosquet, d’après E. de Launay.)

De retour en France, les deux amis se mettent au travail. Du Camp se lance dans le monde littéraire, devient l’un des directeurs de la Revue de Paris, publie énormément et ravit à Mérimée sa maîtresse, l’influente Valentine Delessert : « À nous deux, Paris ! » Flaubert, lui, hésite : reprendre Saint Antoine, approfondir l’un des trois sujets médités en Orient, trouver d’autres sujets. C’est alors qu’il apprend l’histoire de l’officier de santé Eugène Delamare et de sa femme Delphine, morts en 1848 et 1849. Il ne faudrait pas voir dans Madame Bovary une « tranche de vie », pour employer l’expression des naturalistes. Bien d’autres documents que les récits faits à Flaubert sur les Delamare ont servi pour créer la destinée de Charles et d’Emma Bovary : les malheurs de Louise Pradier, femme séparée du grand sculpteur et maîtresse de Flaubert, les amours romantiques de Louise Colet, les souvenirs des randonnées avec son père dans les villages normands, et surtout sa propre adolescence, sa propre expérience de la vie et de l’amour avant la grande crise de 1843-1845. Emma n’est pas Delphine, ni Charles, Eugène, ni même Yonville-l’Abbaye, le village de Ry, près de Rouen, encore que Flaubert se soit inspiré d’eux : personnages et lieux ont été créés par l’artiste à partir de la réalité, ou plutôt d’un ensemble de réalités, et sont devenus des types. La méthode de Flaubert, déjà esquissée dans la première Éducation sentimentale, consiste à trouver un sujet en rapport profond avec lui-même, puis à se documenter auprès de ses amis ou dans les livres afin de généraliser, enfin de se mettre dans la peau du personnage, au point d’être lui-même incommodé par l’arsenic dont meurt la pauvre Emma : « Ma pauvre Bovary sans doute souffre et pleure à cet instant dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même. » (À Louise Colet, 14 août 1853.) Flaubert n’a jamais écrit d’œuvre autobiographique après les Mémoires d’un fou, mais aucun de ses grands romans n’est impersonnel, puisqu’ils sont tous fondés sur son expérience et sa conception du monde. Madame Bovary n’est pas une satire du romantisme par un homme qui en serait revenu, mais la preuve de l’échec inévitable de la quête romantique, comme de toute quête humaine du bonheur et de l’amour. Aussi le seul personnage sympathique du roman, avec le petit Justin et le docteur Larivière, est-il l’héroïne elle-même, car elle possède l’aspiration : « C’est par là que nous valons quelque chose, l’aspiration. Une âme se mesure à la dimension de son désir. » (À Louise Colet, 21-22 mai 1853.) Les autres, Charles, Homais, le curé Bournisien, Rodolphe, Léon sont des comparses. Peu importe qu’ils réussissent ou non dans la vie, leur destin n’intéresse pas Flaubert et il se montre féroce envers eux. Seul le cas d’Emma le passionne, car il a vécu, lui aussi, cette recherche de l’absolu par l’amour. Elle se suicide après une lutte acharnée, vrai don Quichotte de l’amour ; c’est là ce qui fait sa grandeur et l’élève au niveau de la tragédie. Seul, Baudelaire a bien compris le sens du roman et le profond rapport qui l’unit à son créateur.