Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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fantastique (le) (suite)

L’art fantastique

Le fantastique est le sentiment d’ambiguïté, d’irréalité, d’inquiétude qui s’introduit dans les rapports entre le spectateur et l’œuvre d’art lorsque l’artiste, soit délibérément, soit par des associations involontaires, évoque l’inconnaissable et met en jeu tout ce qui heurte la raison : la certitude de la mort, l’ignorance de l’avenir, l’imprévisibilité des phénomènes naturels, la fragilité des civilisations. Ce sentiment n’est lié ni à des époques, ni à des genres, ni à des écoles ; tout au plus peut-on dire que notre siècle y est particulièrement sensibilisé puisqu’il l’éprouve aussi bien devant un objet venu de la nuit des temps et dont les intentions créatives lui sont totalement inconnues, comme la petite tête de Brassempouy (musée des Antiquités nationales, Saint-Germain-en-Laye), que devant une œuvre de Max Ernst*.

« Le sommeil de la raison engendre des monstres », inscrit Goya* au début du deuxième livre des Caprices, mais le dessin préparatoire portait « Idioma universal » (Langage universel), tant il est vrai que le rêve est le langage privilégié où tous les peuples expriment les mêmes « résidus archaïques ». Chaque religion a un a priori d’événements fantastiques que les artistes chercheront à exprimer et grâce auxquels l’individu échappe aux lois de la nature (résurrections d’Osiris et du Christ, naissance miraculeuse du Bouddha, ancêtres mythiques des Dogons...).

Le fantastique naît en même temps que l’art et semble lié aux grands archétypes que l’interrogation inquiète de l’homme face aux éléments a inscrits dans la mémoire collective. Aux motivations magico-religieuses des siècles antérieurs, le xxe s. ajoute celle de l’inconscient et, dans l’alternative bien-mal, remplacera ce dernier par l’« absurde ».

Inlassablement, les artistes empruntent aux mythes leur langage métaphorique et symbolique, leurs hybridations. Répercutées d’âge en âge, des forces subversives sapent le réalisme.


Architecture

Le principe même de l’architecture fantastique est d’être un défi (symbolisé par Babel) aux lois de la mesure et de l’équilibre. Son évocation par les peintres (des scénographies d’Herculanum aux prisons de Piranèse* et aux burgs de Hugo*) est souvent plus déroutante que la réalité : elle passe par les Jérusalem célestes de Van Eyck*, les palais démesurés d’Altdorfer*, les repaires nocturnes de Gustave Doré (1833-1883). Un château construit sur la pointe d’une aiguille (manuscrit conservé à Vienne, xiiie s.) est l’expression la plus parfaite d’un impossible architectural ; l’église Saint-Michel d’Aiguilhe, sur son roc, répond à cette tentation de l’abîme. La tentation du gigantesque, celle d’un temple touchant le ciel, caractérise aussi bien les ziggourats mésopotamiennes que les pyramides de Teotihuacán ; les bâtisseurs de cathédrales l’éprouveront aussi et, quand cette démesure ne sera plus au service de la divinité, elle réapparaîtra dans les châteaux schizophréniques de Louis II de Bavière.

Un certain fantastique naît aussi de l’horreur du vide et de la surcharge plastique (gopura de Srīrangam, églises baroques de Salvador, Sagrada Familia de Gaudí*) ; cette hantise s’exprime à l’échelle d’un homme seul dans le palais des rêves du facteur Ferdinand Cheval (1836-1924) à Hauterives (Drôme). L’un des thèmes favoris de l’imagination fantastique, le labyrinthe, a hanté les bâtisseurs depuis le palais de Minos jusqu’aux méandres feuillus de l’art topiaire dessinés par Hans Vredeman de Vries (1527 - apr. 1604).

Dans les jardins du xviiie s., plantations et fausses ruines cherchent à susciter « l’horrible et l’enchanté ». Au siècle des lumières, les architectes rêvent sur leur métier avec une étonnante passion imaginative (v. visionnaire [architecture]) : cénotaphes d’Étienne Louis Boullée, sépulcres de Louis Jean Desprez, « Vieux château en maçonnerie à la mer » de Jean-Jacques Lequeu ; et Claude Nicolas Ledoux affirme : « L’architecte doit enlacer le spectateur dans la séduction du Merveilleux. »


Sculpture

La pierre est le véhicule originaire d’une terreur sacrée (bétyle où se cache le dieu). Toute pierre levée d’une dimension peu commune suscite un sentiment d’étrangeté, encore accentué s’il s’agit d’une figuration humaine à buts inconnus (statues de l’île de Pâques, têtes géantes des Olmèques* de La Venta).

Évoquant ce que nul ne peut voir, les adorants sumériens aux yeux énormes de Tell Asmar (iiie millénaire av. J.-C.) et les ressuscités de la crypte de Jouarre (viie s. apr. J.-C.) revêtent la même apparence d’éblouissement inconditionnel.

Dès son apparition, la sculpture recherche simultanément la représentation et la conjuration en créant des divinités hybrides dont les attributs terrifiants symbolisent tantôt les forces bienfaisantes chargées de repousser les forces du mal, tantôt ces dernières : génies ailés de Pasargades, Viṣṇu à tête de sanglier (forme sous laquelle il sauve la terre tombée au fond de l’océan), Xipe Totec, « Notre seigneur l’écorché », dieu zapotèque qui aimait se vêtir de peau humaine. La sculpture à intentions magiques doit égarer ou neutraliser les puissances maléfiques ; c’est, encore aujourd’hui, chez les Kongos, le but des reliquaires-fétiches hérissés de pointes de fer.

Dans l’univers gréco-romain, les créations fantastiques, sans être absentes (centaures, sphinx, sirènes), sont moins effrayantes, mais, avec la diffusion des cultes orientaux, l’anxiété et la superstition s’accentuent ; sur la colonne de Marc Aurèle, le « miracle de la pluie » prélude à tous ceux que va réclamer le christianisme.

L’art roman et l’art gothique empruntent à l’Orient tout un bestiaire ; dragons à longs cous enlacés qui ornaient déjà la palette de Narmer (musée du Caire), griffons, oiseaux-scorpions, basilics à tête de coq apparaissent à Tournai, à Monreale, à Chauvigny. Le christianisme, dans sa dramatisation du péché et de la mort, suggère la pourriture et la déchéance : représentation de la luxure à Moissac, transis du cardinal Lagrange à Avignon et de René de Chalon à Bar-le-Duc.