Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Europe (suite)

• Originalités nationales et ensemble européen. Ces regroupements d’auteurs reposent sur quelles bases ? Au nom de quel fonds commun, de quelles influences générales, de quelles similitudes formelles sont-ils avancés ? Ces classifications risquent de masquer d’importants problèmes de chronologie. L’existence d’un « romantisme » dans diverses littératures de pays européens est indéniable ; mais l’étude attentive et comparée de ces phénomènes fait apparaître des décalages entre ce qu’il est convenu d’appeler l’éclosion et la disparition du mouvement. Le romantisme d’Europe centrale naît vingt-cinq ans au moins après l’apparition du romantisme français, déjà tardif par rapport au romantisme allemand. D’où ce « romantisme européen » tire-t-il ces anomalies, sinon de disparités culturelles (éducation, schèmes mentaux), sociales, économiques entre divers pays ou zones littéraires ? Mieux : ces décalages provoquent des divergences de définition et d’explication, selon les manuels d’histoires littéraires de l’Europe. En conséquence, si l’on doit envisager une histoire de la littérature européenne, l’analyse et l’explication des originalités nationales doit en être un des principes organisateurs.

Il faudrait donc — semble-t-il — se replier sur une formule ambiguë, voire spécieuse qui, renonçant à envisager une littérature européenne, reconnaîtrait l’existence de littératures européennes, de rayonnement et d’extension variables. Reconnaissons que, dans cette quête d’une éventuelle unité littéraire de l’Europe — car c’est bien l’enjeu du problème — la réponse de l’histoire, de l’histoire littéraire, est soit négative, soit insatisfaisante. Mais d’autres principes de réorganisation ou de synthèse s’offrent à la réflexion. C’est alors vers la recherche de fondements unitaires, d’authentiques éléments, partiels, mais communs au plus grand nombre des littératures européennes qu’il conviendrait de se tourner : tour à tour, chefs-d’œuvre nationaux, rhétorique, mythes littéraires viennent apporter des suggestions, plus brillantes que convaincantes.

• Sommets du génie littéraire européen. Il existerait une littérature européenne composée de quelques œuvres mères, expression achevée du génie de chaque pays d’Europe : Dante, Shakespeare, Cervantès, Goethe s’imposent généralement comme premiers piliers de ce panthéon imaginaire. La liste tourne court, penchant tantôt par excès (Balzac ou Hugo ?), tantôt par défaut (des littératures nationales de faible diffusion se voient refuser leur génie tutélaire). Cette manière de voir a des défenseurs inattendus : « Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à l’Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment italien, allemand, français » (Ch. de Gaulle, conférence du 15 mai 1962). Elle peut se défendre plus aisément si l’on veut prouver que quelques auteurs ont été, pour des générations, des références privilégiées, que des textes ont connu une fortune européenne, non par leur rayonnement propre, mais parce que des écrivains, des publics les ont incorporés à leurs visions du monde, à leurs cultures.

• Philologie, stylistique, rhétorique. C’est une entreprise complexe dans laquelle s’est illustré Ernst Robert Curtius (1886-1956). Parti des modèles, des schémas rhétoriques antiques, exposés dans des traités ou dans des poèmes, relevant les invariants du discours, les topoi (lieux communs), recensant un stock de métaphores, de motifs littéraires récurrents (invocation aux muses, paysages idéalisés, etc.), Curtius propose des voies de pénétration jusqu’aux littératures des xviie et xviiie s., spécialement les littératures néo-romanes. Mais il faut penser qu’il ne croit pas vraiment à cette méthode, puisqu’il évoque d’autres unités possibles pour les littératures européennes, unités spirituelles, dont il faudra reparler.

• Mythes et motifs littéraires. Le regroupement thématique peut séduire, par sa complexité toute apparente ; il traverse les siècles, les littératures, pour prendre appui sur un ensemble de mythes, au sens large du terme, ou sur divers motifs, issus de l’histoire de l’Europe ou d’un fonds culturel identique. Le choix est large, depuis les récits et les personnages de la Bible, en passant par la mythologie gréco-latine (Œdipe, Prométhée, Orphée) jusqu’aux motifs qui hantent les imaginations actuelles (guerre atomique, univers concentrationnaire, conquête du cosmos, paradis artificiels, etc.). Même si la démarche est flottante et, partant, contestable, il y a là une intuition féconde dans la recherche d’une hypothétique littérature européenne.

Il est clair que, devant cette littérature européenne si diversement abordée et découpée, on peut avancer des objections assez semblables à celles qui furent précédemment formulées. En particulier, a-t-on relevé les caractéristiques d’une littérature « européenne » ou d’une littérature mondiale, d’une Weltliteratur, selon le rêve de Goethe ? Si la plupart des mythes sont originaires d’Europe, suffisent-ils pour définir une « européité », un européisme dans les œuvres et les esprits des créateurs ? Aussi, la nécessité d’identifier des éléments communs aux littératures d’Europe, susceptibles de dégager une authentique littérature européenne, a-t-elle poussé des écrivains, penseurs ou poètes, à délimiter et à inventorier avec netteté un patrimoine spirituel européen, livré en partage, au fil des siècles, aux diverses traditions littéraires de l’Europe. Ainsi est obtenue, à travers un ensemble d’invariants, une « essence » de l’Europe à laquelle toutes les littératures de l’Europe seraient plus ou moins redevables.

Quelle serait la nature de cet héritage, constamment illustré et revivifié ? Histoire, religion, morale viennent apporter leurs legs : la Bible et la religion révélée, l’Antiquité et ses écoles philosophiques (l’Europe, fille de Socrate et du Christ, a-t-on pu écrire), l’Empire romain et ses traditions politiques et juridiques, la démocratie et l’industrialisation des Temps modernes. Au vrai, il s’agit là moins de moments historiques qui auraient fait l’Europe que d’un système de valeurs léguées par les siècles et qui pourraient se refléter dans les lettres ; il s’agit moins d’une histoire de l’Europe que d’une tradition morale, une communauté d’aspirations ou de missions ; il s’agit moins d’un espace européen, d’un ensemble culturel articulé et diversifié que d’un espace spirituel que les contingences de la politique ne sauraient entamer. Ainsi parlèrent de l’Europe, en variant le choix de leurs valeurs fondamentales, Michelet, Hugo, Benedetto Croce, Paul Valéry et André Malraux ; dans cette optique ont été publiées les œuvres du Suisse Denis de Rougemont ou celles de l’historien anglais Christopher Dawson ; citons pour mémoire la trop fameuse Analyse spectrale de l’Europe du comte Keyserling.