Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Europe (suite)

L’Europe et la littérature

Une littérature européenne existe-t-elle ? A-t-elle existé ? Il serait facile, pour toute réponse, de renvoyer cette question au problème plus général de l’éventuelle existence d’Europes politique, économique, voire artistique, lesquelles viendraient cautionner une Europe littéraire. Force est d’ailleurs de constater que, si les manuels consacrés à l’histoire de l’Europe ne font pas défaut, une histoire de la littérature européenne reste encore à écrire, à supposer que la matière existe.

Dans cette hypothèse, écrivains et œuvres, faits et phénomènes littéraires risqueraient d’être purement annexés à quelques tableaux ou chronologies dont on devine aisément les têtes de chapitre : Moyen Âge européen, l’Europe de la Renaissance, l’Europe baroque et classique, l’Europe des lumières, le romantisme européen, le symbolisme européen, etc. Ainsi peut se dérouler une harmonieuse histoire littéraire où se lèvent les premiers souffles du génie littéraire de l’Europe avec les sagas scandinaves, les Nibelungen, la Chanson de Roland et le Cantar de Mio Cid et où Wolfram von Eschenbach, Alphonse le Sage, roi de Castille, Venceslas de Bohême, Thibaud de Champagne, le troubadour Arnaut Daniel, admiré par Dante, se présentent comme les premiers champions de la poésie européenne.

C’est là un découpage littéraire fréquemment adopté. Il repose sur une périodisation des plus souples, sur des regroupements traditionnels assez lâches (courants, tendances, genres, mouvements), mais somme toute commodes ; plus encore, il se fonde sur le principe de juxtaposition de littératures nationales. Or, de même que les histoires de quelques pays européens mises bout à bout ne peuvent réussir à former une histoire de l’Europe, de même l’étude conjointe de diverses littératures ne peut autoriser à parler d’une littérature européenne. On ne saurait cependant nier l’intérêt de ces panoramas apparemment synthétiques ; mais il faut reconnaître qu’ils ne posent qu’avec plus d’acuité le véritable problème de l’existence d’une littérature européenne.


Quelques grands courants littéraires européens


L’inspiration épique en poésie (xvie-xviiie s.)

Virgile et son Énéide, plus rarement Homère, sont pendant deux siècles les modèles d’un genre largement répandu en Europe : c’est d’abord la Jérusalem délivrée du Tasse (Italie) ; il faut aussi mentionner les Lusiades, du Portugais Camões, l’Araucana de l’Espagnol Alonso de Ercilla y Zúñiga, la Franciade de Ronsard, demi-échec si on compare l’œuvre aux réussites de Guillaume du Bartas (la Semaine) et d’Agrippa d’Aubigné (les Tragiques). En Angleterre, Spenser et surtout Milton s’illustrent dans ce genre, qui poursuit sa carrière au xviiie s., avec la Henriade de Voltaire, la Messiade de l’Allemand Klopstock et d’autres épopées, en Espagne et en Europe centrale.


Le siècle des lumières et la littérature d’idées

Les philosophes français et les encyclopédistes (Voltaire, Rousseau, Diderot) ne doivent pas faire oublier les représentants d’un style de pensée qui, s’il doit beaucoup à la France, sait s’adapter aux exigences nationales : en Angleterre, Pope et Hume ; en Espagne, le père Feijoo y Montenegro et José Cadalso ; au Portugal, Luís António Verney ; Lessing, le jeune Goethe et le mouvement du Sturm und Drang pour le domaine allemand ; Ignacy Krasicki en Pologne, Dositei Obradović en Serbie, Lomonossov en Russie, ou encore Mme de Staël, Genevoise cosmopolite.


Le mouvement romantique

C’est ici la galerie des héros nationaux tout autant que celle des grands inspirés : Byron, Keats, Walter Scott pour l’Angleterre, Novalis, Kleist, Goethe pour l’Allemagne, Lamartine et Hugo pour la France, Almeida Garrett et José de Espronceda y Delgado (Portugal et Espagne), Alessandro Manzoni (Italie), Adam Mickiewicz (Pologne), Sándor Petófi (Hongrie), Gogol et Pouchkine pour la Russie.


Le roman réaliste du xixe siècle

Là encore, c’est un défilé de livres de chevet : Dickens et Thackeray en Angleterre, Dostoïevski et Tolstoï en Russie ; Balzac et Zola en France, Eça de Queirós et Pérez Galdós (Portugal et Espagne), Antonio Fogazzaro (Italie), Józef Ignacy Kraszewski (Pologne), Theodor Fontane ou Thomas Mann en Allemagne. Les Buddenbrooks de Th. Mann, roman d’une famille allemande, se rattachent à tout un ensemble où l’on retrouve les Français Rougon-Macquart (Zola), les Anglais Forsyte (Galsworthy), les Maias portugais (Queirós) et les Miau espagnols (Pérez Galdós).


Le théâtre de l’absurde

L’existentialisme, la philosophie de Camus, l’angoisse et la mort se sont propagés sur scène grâce aux Anglais Harold Pinter et Albee, aux Français Genet, Ionesco, Adamov, Boris Vian. On retrouve aussi Dino Buzzati (Italie), le Suisse Max Frisch, les Allemands Wolfgang Hildesheimer et Günter Grass, sans omettre Samuel Beckett ni Fernando Arrabal.

À de tels types de classements, plusieurs objections peuvent être adressées.

• Limites externes de l’aire littéraire, européenne. La majeure partie des courants envisagés comporte des prolongements, trouve des manifestations originales en Amérique du Nord ou du Sud. Les littératures des jeunes républiques sud-américaines sont toutes passées par les expériences romantique, naturaliste, symboliste. On constaterait des phénomènes analogues pour la littérature australienne et chez des penseurs ou poètes africains contemporains. Sans doute, certains esprits pourront glorifier ce rayonnement pluriséculaire et transcontinental des lettres européennes. Mais celles-ci ne sont-elles pas tout autant tributaires, depuis la fin du xixe s., d’idées et de motifs reçus d’Amérique ou d’Afrique ? Peut-on alors parler d’une spécificité littéraire pour l’Europe ?

• Zones littéraires de l’Europe. L’Europe « littéraire » est loin de constituer un ensemble unifié, homogène. Tantôt des littératures nationales ignorent ces « grands courants » (Espagne du siècle d’or) et créent des genres originaux, tantôt elles participent momentanément à des mouvements qui permettent, a posteriori, d’établir des similitudes de développement avec des littératures voisines (c’est le cas de la Russie du xviiie s. ou de l’Espagne, à la même époque, qui s’agrègent au noyau occidental). On peut alors délimiter certaines zones littéraires : méditerranéenne, Scandinave, orientale et centrale, lesquelles se modifient selon les époques. Dans ces conditions, on peut se demander si la connaissance ou l’étude des divergences, des processus d’autonomie ou d’autarcie intellectuelles ne sont pas plus déterminantes que la recherche d’une unité qu’il resterait à définir.