Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Europe (suite)

Celle-ci est particulièrement éclairée au xviie s. par le « grand dessein d’Henri IV », qui est en fait celui de Sully : il consiste à diviser l’Europe de façon égale entre un certain nombre de puissances. Ce dessein — qui repose avant tout sur la dislocation des États des Habsbourg — n’a d’ailleurs aucune chance d’aboutir. Les longues luttes entre Louis XIV et ses voisins, entre la France et l’Angleterre, se situent encore dans la perspective de l’« équilibre européen ».

C’est au xviiie s. — à la fois cosmopolite et farouchement nationaliste — que la notion moderne d’Europe se dégage. Durant la Révolution française s’élabore l’idée d’une Europe complètement rénovée par la liberté des peuples : cette liberté semble longtemps liée à l’expansion française, expansion qui prend toute sa mesure avec Napoléon Ier. L’empereur des Français a-t-il eu une conception personnelle de l’Europe ? Il semble bien que, si son ambition a pétri le territoire européen jusqu’à le rendre en grande partie dépendant de la France, Napoléon a davantage rêvé à un empire universel qu’à une Europe unifiée, car comment concilier cette unité avec la domination de la France sur le continent ? « Plutôt qu’un Européen, Napoléon est un ambitieux aux proportions démesurées » (J.-B. Duroselle).

D’ailleurs, la défaite de l’Empereur déchaîne les nationalismes, dans l’Allemagne romantique notamment. Au début du xixe s., l’idée d’une Europe unie et égalitaire n’est encore que le fait de rêveurs, d’utopistes tels que l’Italien Scipione Piattoli et le comte de Saint-Simon : celui-ci, avec son disciple Augustin Thierry, échafaude une Europe fédérale. Au niveau des hommes politiques, on est loin de cet idéal ; car si on analyse l’Europe née du congrès de Vienne et de la Sainte-Alliance, on s’aperçoit que les intérêts propres des États y dépassent largement les principes. Les nationalismes envahissent toute l’histoire du xixe s. ; malgré l’apparition, dans la seconde moitié du siècle, d’un internationalisme européen, la notion d’Europe n’apparaît guère que chez les romantiques. Béranger parle de la « Sainte-Alliance des peuples », Buchez anime le journal l’Européen, Mazzini propose une sorte de fédération de républiques européennes ; dans de nombreux congrès, on évoque les futurs « États-Unis d’Europe » ; Victor Hugo entrevoit dans l’avenir une « nation extraordinaire » qui aura pour capitale Paris et qui s’appellera l’Europe. Mais il ne s’agit là que de rêves.

La réalité est beaucoup plus dure : les nationalismes européens s’exaspèrent au détriment de l’Europe, au point que la Première Guerre* mondiale apparaît comme une véritable « guerre civile européenne » (1914-1918), après une longue période de « paix armée » au cours de laquelle l’Europe s’est lancée à la conquête du monde. Quant au pacifisme et à l’internationalisme des socialistes, ils ne résistent guère à l’épreuve d’août 1914. L’entrée en force des Américains dans la guerre, en 1917, témoigne à sa manière de l’effacement de l’Europe.

C’est d’ailleurs un Américain, le président Wilson, qui, en 1919, se montre résolu à détruire le vieux système de « balance des forces » et de « concert européen » — qui, dit-il, n’a jamais « produit qu’agression, égoïsme et guerre » — et à le remplacer par une Europe des nationalités. Le déséquilibre créé par la disparité des forces sera corrigé par la Société des Nations, organisme dont l’autorité morale sera apte à empêcher l’agression des puissants contre les faibles : mais il s’agit d’une institution mondiale, et non européenne, encore que son siège soit fixé en Europe (1919) et que l’absence des Américains donne la prépondérance aux pays européens, particulièrement à la France et à l’Angleterre. Mais Clemenceau, Lloyd George, Orlando ont de l’Europe des conceptions très différentes et qui ne tendent pas à l’unifier.

Il faut attendre le retour au pouvoir et l’installation au Quai d’Orsay, pour sept ans (1925-1932), d’Aristide Briand pour voir reprendre l’idée « d’une sorte de lien fédéral » entre les 27 États européens membres de la S. D. N. Briand parle même d’« États-Unis d’Europe », expression qui, entre les deux guerres, ne sera guère qu’une clause de style.

En fait, l’action de Briand se situe dans la ligne tracée par celui qu’on peut bien appeler le premier prophète européen : le comte autrichien Richard von Coudenhove-Kalergi (1894-1972). Dès 1922, celui-ci a utilisé la presse de langue germanique pour lancer l’idée d’une « Paneurope » ; en 1923, il fonde à Vienne l’« Union paneuropéenne », qui va tenir des congrès spectaculaires (le premier en oct. 1926) et voir son activité appuyée par des intellectuels (Paul Valéry, Selma Lagerlöf, Miguel de Unamuno) et des hommes politiques (J. Caillaux, E. Herriot, E. Beneš, E. Venizélos). En 1924, Coudenhove-Kalergi adresse une émouvante « lettre ouverte aux parlementaires français » ; ce document propose un programme paneuropéen comportant trois points essentiels : alliance politique, économique et militaire et traités d’arbitrage et de garantie entre tous les États démocratiques du continent européen ; entente avec l’Angleterre et l’Amérique ; paix avec la Russie et l’Extrême-Orient.

Ce document a un grand retentissement en France, où, en janvier 1925, le président du Conseil Herriot se dit officiellement partisan des « États-Unis d’Europe ». À la S. D. N., en septembre 1929, Briand — chaleureusement approuvé par l’Allemand Gustav Stresemann, qui va disparaître bientôt — prononce un long discours, à la fois émouvant et vague, en faveur de l’Europe. Une réunion de 27 États européens membres de la S. D. N. se tient alors et charge Briand d’établir un mémorandum. Celui-ci, qui est soumis le 1er mai 1930 aux 26 partenaires de la France, propose comme structures : une conférence européenne dont l’organe exécutif serait un comité politique, lequel serait coiffé par un secrétariat. Les expressions marché commun, communauté européenne entrent dans le vocabulaire du mémorandum. De leur côté, Coudenhove-Kalergi et l’Union paneuropéenne, le 25 février 1930, mettent au point un projet de « pacte européen », entrant même dans le détail constitutionnel de la création des États fédérés d’Europe.

Mais les réponses fournies par les États d’Europe au mémorandum français de 1930 montrent à quel point l’idée d’unité et même celle d’organisation européennes sont alors étrangères aux préoccupations des gouvernements.