Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

eucharistie (suite)

Communément, la tradition a regardé cette action de grâces comme « sacrificielle ». Cela est conforme à la coutume biblique des repas sacrificiels et apparaît nettement chez saint Ignace d’Antioche († v. 107), qui semble être le premier à avoir employé le mot eucharistie (Eph., xiii, 1 ; Philad., iv, 1) et qui emploie en même temps le mot autel (Eph., v, 2). De même, saint Justin, au milieu du iie s. (Dial. avec Tryphon, 116, 3-117, 3) et saint Irénée (Adv. Haer., iv, 17, 5-6). Il faut voir en effet dans l’eucharistie non pas un nouveau sacrifice qui s’ajouterait à celui du Christ et ferait nombre avec lui, mais l’accomplissement de la prophétie de Malachie (i, 10-11), déjà évoquée par saint Paul (Rom., i, 9 et xv, 16) : « De l’orient au couchant, mon Nom est grand chez les nations et en tout lieu un sacrifice d’encens est présenté à mon Nom, ainsi qu’une offrande pure. » Tandis que pour le judaïsme cette offrande, cette « bénédiction » (berakha) est portée par les fidèles dispersés au milieu des nations, pour les chrétiens elle est portée désormais par les fidèles issus des nations eux-mêmes.


Mystère et sacrement

La période patristique, époque de développement des grandes liturgies orientales et occidentales, fait appel à des symboles multiples, empruntés à la Bible ou même au monde païen (lumières, vêtements, gestes d’invocation ou de prosternement, comparaison, prise des saisons, etc.), d’où est née une théologie symbolique reliant tous les aspects de la vie au « mystère du salut » qui s’accomplit dans l’eucharistie. Ce développement, redécouvert au cours des dernières décennies par les recherches de dom O. Casel et par le mouvement liturgique, conduisit en définitive non pas à helléniser le christianisme, mais à distinguer le christianisme de l’hellénisme, bien qu’il se soit produit dans la période d’efflorescence des religions à mystères et des cultes orientaux. Il fournit à l’Église un vocabulaire et influença sa théologie. L’eucharistie a été comprise comme un mystère, c’est-à-dire comme la représentation de l’acte sauveur du Christ, au cours de laquelle les fidèles reçoivent le salut. Elle a été regardée comme un drômenon, comme une représentation liturgique de la mort et de la résurrection du Christ. Par le sacrement, les fidèles naissent à une vie nouvelle et divine, la vie même du Christ triomphant de la mort. L’Église annonce, proclame ce mystère en célébrant l’eucharistie.

Le Moyen Âge chrétien a gardé un sens vigoureux de cette théologie symbolique, mais au xie s., lorsque Bérenger de Tours, au nom de ce symbolisme, en vint à nier la « présence réelle » du Christ dans le pain et le vin, l’insistance fut mise surtout sur les espèces. Il faudra des siècles de réflexion théologique et l’intervention d’un concile (IVe concile de Latran, 1215) pour préciser que la présence « sacramentelle » du Christ dans les espèces, d’une part, n’est pas identique à sa présence physique sur la terre par l’incarnation, et, d’autre part, n’est pas simplement symbolique, mais véritable, et donc réelle. Les théologiens et le concile de Trente ajoutèrent que la présence réelle ainsi comprise suppose une « transsubstantiation », non pas physico-chimique, mais touchant néanmoins l’« essence » des espèces consacrées, sans se prononcer sur la portée philosophique précise de cette affirmation. Les théologiens contemporains sont enclins à penser que la formulation de la foi de l’Église a atteint là une sorte de limite de ce qu’il lui est possible de dire et qu’en poussant plus loin des précisions la réflexion risque ensuite de porter atteinte au mystère lui-même.

L’Église orthodoxe, au même moment, adoptait une attitude différente. Pour elle, l’eucharistie est la récapitulation de toute l’économie du salut « depuis l’Agneau immolé avant le commencement du monde jusqu’à la seconde venue du Christ ». C’est un mystère, mais considéré moins dans le moment actuel vécu que comme embrassant toute la durée de l’histoire depuis la création jusqu’à la consommation. Le sacrifice du Golgotha étant situé dans une perspective qui va de la création à la parousie, la question de la représentation eucharistique de ce sacrifice et celle du moment de la consécration n’ont pas eu en Orient l’aspect crucial qu’elles ont pu avoir en Occident.

Pour les théologiens orthodoxes, c’est toute l’anaphore — l’offrande — qui a un caractère « sacrificiel » : la préface invoque le Père, source de toute la divinité ; l’anamnèse — récit de l’institution — rappelle la Cène, sans invoquer Jésus à la seconde personne, mais en le mentionnant à la troisième ; enfin, l’épiclèse supplie le Père d’envoyer son Esprit, qui est plutôt évoqué qu’invoqué. Tout le peuple fidèle s’unit dans un Amen, tandis que le prêtre qui préside atteste la descente de l’Esprit et l’identification de l’offrande humaine au corps du Crucifié.

C’est de même toute la liturgie, dans la tradition orientale, qui est source de la consécration des oblats. L’anamnèse et l’épiclèse contribuent chacune pour leur part à la « transmutation » (metabolè) des dons. L’orthodoxie dit que ceux-ci sont transformés, changés en corps et en sang du Christ ou encore révélés, montrés, manifestés. La théologie orthodoxe cherche ici à confesser ou à montrer plutôt qu’à expliquer, car sa foi exprime la conversion du pain et du vin dans la ligne de la transfiguration plutôt que dans celle de la présence physique ; aussi s’écarte-t-elle de toute idée de transsubstantiation.

La Réforme protestante maintient, avec la tradition occidentale, qui l’a fortement marquée, que l’eucharistie est un sacrement. Mais, s’en tenant au sacrifice sauveur de la Croix, elle rejette l’idée du sacrifice eucharistique, du moins comme sacrifice expiatoire ou propitiatoire, l’unicité du sacrifice sauvegardant la gratuité de la justification et empêchant de regarder la messe comme une « œuvre ».