Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

esthétique (suite)

• Esthétique et ethnologie. C’est là un département de l’esthétique dont les passages consacrés par Hegel à l’art oriental, dans la deuxième partie de l’Esthétique, peuvent marquer le point de départ. L’ethno-esthétique étudie des civilisations dans lesquelles l’écrit n’existe pas, ou a disparu. L’existence ou la trace de l’œuvre d’art est à même de féconder une réflexion portant sur les rapports entre une civilisation embryonnaire, ou limitée techniquement, avec les valeurs de l’art et de la « production désintéressée ». Le nom important à citer ici est celui de Thomas Munro, par ailleurs directeur aux États-Unis de la revue Journal of Aesthetics and Art Criticism. Munro est l’auteur de nombreux ouvrages d’esthétique générale où il montre, dans la meilleure tradition culturaliste américaine, comment la civilisation est appropriation de la nature par l’homme (culture) et comment l’éducation est appropriation de la culture par l’enfant (Art Education, its Philosophy and Psychology. Selected Essays, 1956). Portant ensuite son attention sur les civilisations extra-européennes, il a écrit une Oriental Aesthetics (1965).

En France, les recherches de Marcel Griaule, Michel Leiris, Jean Laude sur l’Afrique suivent des voies de recherche analogues.

• Esthétique et linguistique. B. Croce*. L’école américaine. « Science pilote » des sciences humaines, selon une expression en passe d’être consacrée, la linguistique guide-t-elle de quelque manière l’esthétique ?

Il faut remonter à Benedetto Croce (1866-1952), dont le nom domine un siècle durant la philosophie et l’esthétique italiennes, pour assister aux débuts de cette nouvelle convergence. Son ouvrage essentiel en la matière est L’Estetica come scienza dell’espressione e linguistica generale (1902), où c’était en fait à l’esthétique de proposer ses propres catégories, avant tout la séparation d’un contenu et d’un contenant, à l’étude du langage. Par ailleurs, les positions de Croce, fondées sur la distinction classique d’une connaissance intuitive et d’une connaissance logique, le feraient plutôt classer parmi les esthéticiens « d’en haut ».

L’idée que l’art est un langage entra toutefois suffisamment dans les esprits — et dans le vocabulaire courant de la critique d’art — pour être largement reprise lorsque, sous l’impulsion, au départ, de Saussure, puis de Martinet et de Jacobson, l’étude du langage eut acquis quelque importance.

L’œuvre de Suzanne Langer aux États-Unis est, de ce point de vue, une des plus riches. Elle est exposée dans deux importants ouvrages : Philosophy in a New Key : a Study in the Symbolism of Reason, Rite and Art (1942), et le célèbre Feeling and Form (1953).

Pour résumer en quelques lignes : l’art est symbole, et non symptôme, comme le pensait Rudolf Carnap, mais sans que sa forme symbolique constitue un langage. S. Langer récuse à la fois une aliénation de la réflexion esthétique dans la réflexion linguistique et une conception expressionniste de l’art : selon elle, c’est le symbole pour lui-même qui est goûté dans l’art, et non ce dont il est symbole. La recherche consiste alors à repérer le symbole iconique par lequel se transmet le message, ou au moins l’information. Les positions de Suzanne Langer introduisent ainsi directement à une des problématiques les plus actuelles de l’œuvre d’art : la lecture de l’œuvre (v. infra).

• Esthétique et production. Le concept de production est-il opératoire dans l’esthétique ? On ne tranchera pas ici un débat qui a tout à la fois une origine séculaire (le poète « fabricateur » de Platon) et des résonances très contemporaines. Mais la position de l’esthéticien Étienne Souriau (né en 1892), selon laquelle l’art est avant tout instauration et possède une qualité skeuopoétique (fabricatrice), est à signaler ici. Pour Souriau, l’activité instauratrice est de type existentiel. « Accomplir, c’est pousser vers l’être », comme dit à son propos R. Bayer. L’œuvre d’art est ainsi manifestation éclatante de vérité bien au-delà du « mensonge de l’art ». Ce thème est traité avant tout dans l’Instauration philosophique (1938). L’auteur est, par ailleurs, au centre d’une problématique de l’esthétique comparée et de la correspondance des arts (v. infra).


Problèmes contemporains : deux voies de recherche


La lecture de l’œuvre d’art

On préférera aborder par ce biais concret les problèmes maintenant classiques des rapports sociologie - esthétique et linguistique - esthétique. Reste certes intacte la question de savoir si l’art est un langage, ou si c’est le « reflet » de la société d’une époque. Ce qui est sûr, c’est que l’artiste, en créant son œuvre, obéissait à un certain code (ou à un contre-code), et que l’œuvre se donne à nous selon notre façon, aujourd’hui, d’appréhender ce code.

Les premières séries de travaux effectués dans cette direction ont été le fait de l’école de Vienne (A. Riegl [1858-1905], M. Dvorak [1874-1921], J. Schlosser [1866-1938] ; 1re phase vers 1900-1910, 2e phase vers 1920-1930), d’Élie Faure (1873-1937) [Histoire de l’art, 1909-1921] et du Cercle de Warburg ; celui-ci, installé à Hambourg puis à Londres, a pour principaux chercheurs Aby Warburg (1886-1929), Ernst Cassirer (1874-1945) et surtout Erwin Panofsky (1892-1968). Dans l’œuvre de ce dernier, une thèse est développée, à la manière de Hegel, à propos de l’évolution historique de la notion de perspective, jusqu’à l’art abstrait récent (Die Perspektive als symbolische Form, 1927, et autres œuvres).

Les recherches de Pierre Francastel (1900-1970), qu’on range habituellement sous le titre de « sociologie de l’art », paraissent, en fait, plutôt comme une tentative d’aboutir à une lecture juste du tableau ou du monument. Rien n’est donc négligé pour restituer l’entour socio-historique et culturel : idéologies, volontés politiques régnantes, organisation et financement de l’œuvre d’art (mécénat, commande, marché), étude des liturgies et du matériel catéchistique, qui souvent commandent le plan d’un édifice, entrent donc en composition « polyphonique » dans sa recherche. Mais il s’agit surtout de décrypter le système, le code de significations et de représentations qui permettent de voir, de lire le tableau : « Du xve au xxe s., un certain groupe d’hommes a édifié un mode de représentation picturale de l’univers en fonction d’une certaine interprétation psychologique et sociale de la nature fondée sur une certaine somme de connaissances et de règles pratiques pour l’action. » Francastel insistait beaucoup sur l’idée d’une faiblesse de déchiffrement de l’œuvre d’art par le profane — et même le spécialiste... (Peinture et société, 1952, et autres œuvres).