Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

esthétique (suite)

Cette conception de l’art comme ordre a été, pour l’esthétique théâtrale, d’une importance capitale. Aristote est l’auteur de la théorie de la catharsis. Le mot signifie « purgation » (des passions). En proie aux passions qui agitent l’âme dans sa vie quotidienne, l’homme s’en trouve délivré par la représentation dramatique, parce que celle-ci exprime sur un mode exemplaire et détourné les conflits que lui-même a connus ou connaît, en excitant pour les personnages et leurs actions la pitié et la terreur. L’œuvre théâtrale et plus généralement l’art tout court possèdent ainsi une valeur éminemment sociale.

Il est à noter que, mis à part une théorie de l’inconscient, qui n’existe pas chez Aristote, la position du philosophe n’est pas très éloignée de l’idée de sublimation par l’art, telle que l’exprime Freud.

Il conviendrait encore de faire une place à d’autres penseurs de l’Antiquité grecque (stoïciens, présocratiques...). Plotin* (v. 205 - v. 270), de l’école d’Alexandrie, se situe tout à fait dans la tradition platonicienne. Mais il l’enrichit en introduisant la notion de mysticisme esthétique, c’est-à-dire la possibilité d’atteindre par l’expérience esthétique un monde de réalités mystiques hors de tout processus rationnel. Sous des formes diverses, ce type de démarche s’est souvent retrouvé au cours des siècles. La théorie de l’Einfühlung, sur des bases radicalement autres, fait également place à une intuition immédiate (par « sympathie ») de l’œuvre d’art. En musique, les théories de l’« accord mystique » chez Skriabine participent du même état d’esprit.


Le Moyen Âge. Saint Augustin et saint Thomas d’Aquin

À l’aube, puis au sommet du Moyen Âge, deux penseurs de l’Église tentent de formuler une esthétique chrétienne. Le premier, saint Augustin* (354-430), évêque d’Hippone (Afrique du Nord) — et comme tel influencé par les civilisations moyen-orientales —, est l’auteur d’un Traité de musique et surtout de la Cité de Dieu. Il est à la fois antiplatonicien et idéaliste : l’activité essentielle de l’âme, c’est la pensée, la raison, la connaissance, et non la foi, qui est révélée. C’est par la lumière de la raison que nous parvenons aux vérités générales comme aux réalités sensibles, mais cette lumière vient de Dieu. C’est de Lui que vient toute chose, le beau en particulier, qui semble même avoir, dans la pensée de saint Augustin, un statut supérieur à celui du vrai et du bien. Cette trilogie, et le débat quant à l’importance relative de chacun de ses volets, est fondamentale dans toute l’histoire de l’esthétique, jusqu’à la fin du xixe s.

Saint Thomas* d’Aquin écrit en plein xiiie s., c’est-à-dire à un moment où l’art du Moyen Âge est parvenu à une sorte de classicisme, de sérénité des formes et de sûreté thématique (cf. les travaux iconographiques d’E. Mâle). On a souvent remarqué la parenté d’esprit qui préside à l’édification de la cathédrale gothique et à l’« architecture d’idées » que représente la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin : tout y est « fonctionnel », ordonné, cohérent. Sa pensée, comme celle d’Aristote, est celle d’un classificateur à l’esprit universel. Son effort consiste à décrire comment le sentiment esthétique, qui part de la sensation (visuelle en particulier), aboutit au jugement, c’est-à-dire à sa reconnaissance en tant que tel. Il définit enfin trois qualités du beau : l’intégrité (c’est-à-dire la complétude, l’achevé), la juste proportion (l’harmonie), la clarté enfin. La contradiction de cette pensée est peut-être cette tentative de nature rationaliste pour fonder l’appréciation esthétique sur des valeurs positives, et la rémanence d’une évaluation du beau en termes métaphysiques ; sur ce point, saint Thomas ne s’écarte guère de la conception de saint Augustin : le beau est de nature et d’origine divines, et notre prédilection pour lui est celle-là même que nous portons à Dieu.

Il serait injuste de résumer l’esthétique du Moyen Âge par la pensée de deux éminents écrivains. Une esthétique du Moyen Âge doit évidemment rendre compte de l’art et des pratiques artistiques diverses qui se sont déroulées sur une dizaine de siècles (476-1453), de la chute de l’Empire romain d’Occident à celle de l’Empire romain d’Orient. On dira seulement qu’y prédomine une conception fonctionnelle : l’art divertit (les farces, les chansons), enseigne (l’iconographie des églises et cathédrales) ou édifie (le chant grégorien et les diverses formes de musique religieuse). Notre conception « moderne » de l’art comme activité en soi n’est pas antérieure à la Renaissance.


Sur les civilisations extra-européennes

On ne peut traiter ici, fût-ce sommairement, de civilisations d’une très grande richesse d’expression, fort nombreuses, et qui restent plus difficilement accessibles à la compréhension de l’homme occidental. On se bornera à signaler des interférences de problématiques à partir de quelques exemples.

• L’Inde a une riche tradition figurative (temples), dont le contenu ne peut être évalué en termes avant tout esthétiques, mais doit l’être par référence à toute une problématique de la connaissance et de l’amour (et de l’amour comme connaissance suprême) ; il y a là une convergence de fait avec la pensée platonicienne, l’autonomie conférée à l’« art » en tant que pratique humaine étant encore moins grande en Inde. On mentionnera la tentative, importante pour toute esthétique, de définition et de classification des rāsa, ou saveurs, qui sont les équivalents de nos catégories esthétiques.

• L’Afrique n’a pas une esthétique, mais des dizaines, correspondant à l’extrême fragmentation du continent. Des traits de stylisation, qui semblent attachés à l’art africain, inspirent certaines démarches de l’art occidental (découverte de l’art nègre, en France, vers 1906). L’esthétique musulmane comprend un grand nombre de traités de géométrie, en liaison avec un art très formel (architecture arabe, éléments décoratifs).

Les tendances formalistes en art, celles où la forme pure l’emporte sur la figuration, présentent une similitude avec cette civilisation artistique, sans qu’il soit possible de parler d’influence (Mondrian).

• La Chine et le Japon ont exercé à diverses époques une influence notable sur l’Occident, spécialement par le bouddhisme zen. C’est le cas dans les années 1950-1960, en particulier en musique (John Cage), lorsque des artistes occidentaux cherchent comment intégrer certaines valeurs de la contemplation et de l’« immobilité » orientale.