Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Espagne (suite)

Quant à la poésie courtoise et galante, elle nourrit les chansonniers des rois et des princes en Castille, en Aragon et à Naples. L’émule de Juan de Mena, le marquis de Santillane (Iñigo López de Mendoza, 1398-1458), plus gracieux et plus banal, est le meilleur des poètes de ces recueils. L’inspiration est courte, et la matière artificielle ; les chevaliers n’en finissent pas de mourir pour des dames sans merci. Mais le parfum de ces essences alambiquées émouvait encore les poètes modernistes de la fin du xixe s.


Le xvie siècle

L’invention de l’imprimerie crée un nouveau public, qui lit pour soi dans le silence des « librairies » particulières ou qui fréquente les salons (salas, plus tard academias) bourgeois ou aristocratiques. Au temps de Christophe Colomb et de Francisco de Osuna, l’homme est comme frappé d’admiration par le monde nouvellement découvert et par le mystère de ses propres ressources, de ses « vertus ». Son émotion se traduit dans la poésie lyrique et dramatique. Puis, sous Philippe II, c’est le reflux : l’homme fait le bilan de ses entreprises ; il se raconte ses conquêtes, tant extérieures qu’intimes. Alors triomphent la poésie épique et la littérature mystique.


« La Célestine » (1499), anonyme et Fernando de Rojas

Une vile entremetteuse unit deux jeunes gens de bonne famille, que flattent et trahissent leurs serviteurs. Il tombe de l’échelle de corde, elle se jette du haut d’une tour. Ainsi, pour la première fois dans la littérature, l’amour lui-même est suspendu aux rapports entre les classes. La tragi-comédie de Calixte et Mélibée, en 21 actes, est conçue non pour que des acteurs la jouent, mais pour qu’un récitant unique la (re)présente. Le lecteur ou l’auditeur lettré est invité à collaborer ; il doit éprouver l’actualité de ce drame, il doit ressentir l’agissante vérité de cette leçon (ou lecture) dans son présent : il doit, en bref, enrichir de son interprétation personnelle l’objectivité du texte. D’autre part, le public auquel s’adresse l’auteur a participé en quelque sorte à l’élaboration de l’œuvre ; car Fernando de Rojas (v. 1465-1541) n’a fait que donner une forme à ses aspirations et à ses préoccupations ; aussi bien, il participe à l’insertion des idées et des sentiments dégagés par la Célestine dans la conscience de l’élite intellectuelle et donc dans l’idéologie et dans la réalité quotidienne ; en somme, il intègre la littérature dans la totalité du vécu. Cette fonction n’est pas nouvelle ; elle est simplement plus marquée du fait de l’importance numérique accrue de la classe lettrée et de son poids dans la société.


Le Romancero

Au milieu du xvie s., les imprimeurs et les éditeurs, souvent bons humanistes, recueillent, en les adaptant au goût du public lettré, les poèmes épico-lyrico-dramatiques qu’avaient suscités depuis un siècle les grandes figures de l’histoire et de la légende (notamment le Cid), les guerres de Grenade et les guerres d’Italie. Le genre devient un répertoire des attitudes et des réactions des Espagnols au combat et dans la joute amoureuse. Il fixe ce qui apparaîtra plus tard comme les caractéristiques nationales : la noblesse, la galanterie, la loyauté, mais aussi la forfanterie, la gloriole, le point d’honneur et l’ostentation.

L’écriture est nerveuse, la signification dense et riche de halo. La tradition orale avait enrichi le Romancero aux xve et xvie s. ; la tradition orale devait l’appauvrir depuis lors.


Les « Églogues » (v. 1535) de Garcilaso et la « Diane » (v. 1559) de Montemayor

Les hommes de cour, condamnés par état à de machiavéliques intrigues, tiennent la vie des bergers dans leurs verts pâturages pour leur idéal ; à défaut de pouvoir l’adopter, ils revêtent par jeu la pelisse de mouton. C’est ainsi que le noble soldat Garcilaso de la Vega (1501-1536) met en scène ses amis, les Albe, les Pimentel et lui-même, leurs amours et leurs rêves. Il recourt pour l’expression à l’hendécasyllabe italien, au chant alterné (Virgile), à l’ode (Horace) et à la chanson provençale.

Le Portugais Jorge de Montemayor (v. 1520-1561), qui écrit en castillan, élimine les troupeaux et la nature de sa bergerie ; mais il introduit dans le récit — nouveauté révolutionnaire — la notion de temps. Sa Diane est un récit en prose, avec de nombreuses chansons interpolées, en sept livres. Des épigones plus ou moins heureux l’ont encore prolongée. Le succès universel de cette littérature refuge (au xvie comme au xviiie s.) semble démontrer que l’idéalisme est lié aux crises de la société.


« Amadis de Gaule » (1508)

Utilisant des textes castillans et portugais du xve s., Garci Rodríguez de Montalvo a recomposé une épopée imaginaire en prose. Fidèle aux lois du genre, il lui a donné une suite, consacrée en partie au fils du héros. L’abondante littérature chevaleresque qui s’ensuivit repose sur l’image fabuleuse que le public se faisait du passé, le temps des chevaliers errants redresseurs de torts, et qu’il projetait dans l’avenir, comme par un acte magique, afin d’infléchir le détestable présent, mettant les temps et les lieux hors du contexte historique. Ce propos ne fut pas sans succès auprès des conquistadores, de la Californie à la Patagonie, auprès des « spirituels », notamment saint Ignace et sainte Thérèse, champions de Dieu, et auprès du plus grand écrivain de l’Espagne en crise, Cervantès, l’auteur de Don Quichotte.

Prenant le contre-pied de cette prose épique, la poésie, héroïque dans la seconde partie du xvie s., se veut historique et même réaliste : elle traite des exploits de Charles Quint (Luis Zapata), de Jean d’Autriche (Austriade de Juan Rufo), des guerres aux Indes occidentales (La Araucana d’Alonso Ercilla y Zúñiga) et, en général, des grands événements du passé et du présent (Fernando de Herrera).


Les mystiques

Les traités de l’amour de Dieu et les récits des expériences surnaturelles relèvent quelquefois des belles-lettres. Sainte Thérèse* d’Ávila (1515-1582) et surtout saint Jean* de la Croix (1542-1591) avaient un sens inné de la langue. Ils utilisent la poésie lyrique, pastorale ou galante, avec ses conventions et ses traditions, en guise de support matériel dans des œuvres qui se proposent de guider les âmes dévotes vers la divinité. À la manière d’Horace, l’augustin Luis de León (1527-1591), traducteur du Cantique des cantiques, chante la retraite du corps et de l’âme, loin des affaires du monde, loin des passions et des tentations.