Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Espagne (suite)

Il avait fallu quatre siècles aux armes castillanes et catalano-aragonaises pour reconvertir les Andalous et les Aragonais de l’islām au christianisme, de l’arabe au castillan ou au catalan ; il fallut quatre siècles pour que la culture espagnole bascule définitivement dans le parti européen. Cîteaux et la Rome des papes l’avaient emporté entre 1072 (Alphonse VI) et 1252 (saint Ferdinand). Bologne et Paris l’emportent ensuite à Salamanque, où l’on enseigne la scolastique et les deux droits.


Le « Poème du Cid »

Il nous est parvenu dans un texte daté de 1307, établi par le scribe Per Abbat, historien scrupuleux mais qui éclaire au besoin dans le texte les mots et les tournures désuètes ; l’original remonte aux environs de 1140. Le poète connaît l’épopée française et s’en inspire. Mais son chant n’est pas une geste ; il fait une place très grande à des détails historiques, à d’obscurs combats de la mesnie de Rodrigue Díaz de Vivar (v. Cid [le]) autour de la forteresse de Medinaceli ; il passe très rapidement sur l’importante conquête de Valence ; il organise surtout son récit autour de quelques pures inventions : les déboires conjugaux des deux filles du héros, la loyauté enfin récompensée envers le roi, le rôle prééminent d’Álvar Fáñez, neveu du Cid, surtout la victoire en lice et devant les Cortes (Cour de justice) du clan du petit noble castillan sur le clan des infants léonais.

Ces altérations n’ont rien de romanesque ; elles répondent à un dessein de l’auteur, au désir du chef de guerre qui lui a commandé l’ouvrage (vraisemblablement un descendant d’Álvar Fáñez, à qui il donne le beau rôle) et à une aspiration du public local auquel s’adresse le texte. Il s’agit de persuader le roi de soutenir le parti des Castillans, qui voudrait marcher sur les traces du Cid et reconquérir Valence ; il s’agit de le détourner du projet d’expédition internationale contre Almería, que soutient le parti léonais ; il s’agit d’empêcher le pacte implicite qui réserve aux Catalans la reconquête de Valence, au détriment des mesnies castillanes locales.

Aujourd’hui le Poème du Cid n’est plus qu’un objet littéraire. Mais il n’a pas perdu tout son potentiel d’émotion. Nous sommes encore sensibles à l’étonnante montée de cet homme obscur « qui naquit sous un ciel favorable », et plus encore nous touche le mythe sous-jacent (rappelant à la fois Énée et saint Christophe) du héros qui porte sa lignée, père ou enfant, sur les épaules et qui tire sa grandeur et son renom non tant de ses exploits que de sa piété filiale et du triomphe des siens.


Les « Miracles » de Berceo

Le prêtre Gonzalo de Berceo (fin du xiie s.) tient des Français sa foi militante, il sait qu’il faut changer les hommes, leur échelle des valeurs, leurs croyances et leurs superstitions si l’on veut en faire des fidèles qui vivent de l’Église, par l’Église et pour l’Église. Or, dans la Rioja, pays de Berceo, et dans le Pays basque, les fondations bénédictines étaient entourées de païens, assez peu disposés à une vassalisation. Pour réussir, le confesseur parle un langage clair et même simplet, bien articulé en alexandrins qui riment quatre par quatre (« mestier de clergie ») ; il évoque parallèlement les feux de l’enfer et la gloire du paradis, il illustre d’exemples le pouvoir surnaturel de la Vierge et des saints, toujours prêts à écouter et satisfaire les dévots. La génération littéraire de 1898 aima ce langage rural et direct, par réaction contre l’écriture artiste et le symbolisme. Aujourd’hui, l’œuvre de Berceo ferait plutôt penser aux catéchismes politiques à la mode.


Les « Cantiques » du Roi Savant

Alphonse X, roi entre 1252 et 1284 (et fils de saint Ferdinand, qui conquit l’Andalousie), mobilisa les meilleurs esprits, chrétiens, musulmans et juifs, pour dresser en castillan l’inventaire des connaissances de son temps (histoire et sciences naturelles) et pour traduire la Bible, le Coran, le Talmud et la Cabale. Il fit même compiler les us et coutumes d’Espagne dans les Siete Partidas, l’une des sources, avec le droit romain, de la législation espagnole pendant des siècles. La littérature proprement dite fut enrichie par ses Cantiques de sainte Marie, recueil de 420 chansons religieuses soit lyriques soit narratives, accompagnées d’une musique mi-grégorienne et mi-populaire. Or, ces pièces, écrites en galaico-portugais, empruntent leur forme bien souvent à la poésie hispano-arabe, et leur contenu, leur thème mariai, aux troubadours provençaux contemporains, à Vincent de Beauvais et à Gautier de Coincy. Berceo enseignait lourdement ; Alphonse X émerveille : il relève le réel jusqu’au niveau du rêve, il exalte le rêve jusqu’à changer la réalité quotidienne.


« Le Bon Amour » de Juan Ruiz

On chercherait en vain une structure cohérente, une unité d’inspiration dans le Libro de buen amor, recueil de poésies tout à fait composites ; les aventures d’un clerc paillard alternent avec des apologues ésopiques, les digressions morales avec des paraphrases de l’Art d’aimer d’Ovide, les narrations allégoriques (triomphe de l’Amour, bataille de Carême et de Carnaval) avec des portraits réalistes, des chansons de truands ou d’aveugles avec des louanges à Notre-Dame. L’archiprêtre de Hita, Juan Ruiz († 1350), poète-né, doit son métier et ses thèmes à la poésie arabe, française et latine contemporaine. Il s’exerce dans tous les genres, ni clerc pédant ni clerc bouffon, mais toujours artiste.


Le « Labyrinthe de Fortune » de Juan de Mena

Vers le milieu du xve s., Juan de Mena (1411-1456), secrétaire des langues latines du roi Jean II de Castille, tire la leçon, à l’usage des princes, de ses connaissances de l’histoire et de son expérience de la vie politique ; le destin des hommes est aux mains de la capricieuse et cruelle Fortune, le destin de leurs royaumes — de leurs communautés — est au pouvoir de la Providence, et les secrets de Dieu sont bien cachés à ceux-là mêmes qui. à leur insu, accomplissent sa volonté. Or, la soumission fait la grandeur de l’homme, son sacrifice fait son honneur, et sa résignation fait sa gloire. Ici, l’Antiquité renaissante fournit ses belles images à une pensée profondément chrétienne.

La satire systématique des trois états — noblesse, clergé et tiers — inspirait encore à la fin du xive s. le chancelier Pero López de Ayala (1332-1407) dans ses Rimes pour le palais. Mais le pamphlet agressif et personnel triomphe cent ans plus tard chez les bouffons de cour : la société est en crise.