Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espace plastique (suite)

On peut donc avancer que, dans la production d’un espace spécifique où l’on reconnaît, au moins depuis Cézanne, le propre de l’activité plastique, il s’agit d’une production à tous égards « régionale », articulant les contradictions épistémologiques spécifiques d’une culture. L’art occidental peut se caractériser dans ses différentes périodes par des formulations successives du rapport espace-figuration ; de la Renaissance jusqu’à Kant, le point de vue épistémologique et esthétique a induit la conception de l’espace comme figure.

On voit donc que la notion d’espace en Occident est très rapidement absorbée dans son histoire par un point de vue théorique sur l’art représenté par la perspective. Elle-même joue dans la convergence de plusieurs textes, dont aucun n’est proprement pictural ; le premier texte attesté est le traité d’architecture de Vitruve, repris au xvie s. par Palladio ; il sera doublé par l’activité des peintres mathématiciens (Uccello, Piero della Francesca) ; les problèmes de la perspective en peinture seront traités dans ses rapports aux sciences de l’espace et du mouvement chez Alberti et Vinci. Très rapidement, tout le problème de l’espace, entre le xve et le xvie s., va faire l’objet d’une saturation théorique des principes de la figuration dans l’élaboration d’un espace théâtral. Et c’est littéralement dans ce cadre que tous les savoirs contemporains vont jouer, et pour très longtemps, d’un principe général de figurabilité. La même construction intègre un fonds cosmogonique platonicien et néo-platonicien ; elle comporte aussi des irrationnels propres, comme la rémanence dans l’espace de caractères symboliques, tel le plan byzantin comme plan de la crucifixion, de la présentation des figures majeures, portraits de saints, etc. ; c’est, en effet, par une dérivation simple, toujours le plan qui relève d’un principe d’intelligibilité. On a pu écrire en ce sens (à propos de l’histoire du langage de la chimie) que la pratique taxinomique participe d’une conception représentative de l’espace.

Néanmoins, ce qu’une évolution des formes et un point de vue optique sur la peinture expliquent facilement pose ailleurs un problème plus large. Une des questions qui enveloppent toute la conception de l’espace plastique est de savoir quelles sont les raisons (historiques plus qu’esthétiques, idéologiques plus que pragmatiques) de la durée et de la rémanence du modèle perspectif. Car la question précise est bien que la « solution » optique — c’est ainsi que l’on présente l’invention (à vrai dire itérante) de la perspective — constitue la mise en place d’un modèle de contrainte formel quant à ses effets. La durée du modèle, qui n’est donc pas simplement liée à une solution de type pragmatique — et dont on peut voir qu’il n’entretient pas de rapports historiquement pertinents ou synchrones avec les sciences dont il dérive — est quant à ses effets seuls le problème d’une « science de l’art ». Il reste — et ceci préside à l’élaboration du « modèle » — que la question se pose sur le fond de ce que l’histoire de l’art prend en charge sous le nom d’espace esthétique. Son fond de spécification est profondément épistémologique et offre un ordre de déterminations idéologiques. On peut dire que la prégnance idéologique du modèle perspectif a tenu à la conception commune d’un seul type d’espace et d’un seul modèle de représentation.

Il semble en ce sens que l’histoire de la peinture depuis la Renaissance, et à travers le cubisme, est celle d’un travail sur le modèle épistémologique-idéologique d’abord destiné à régler ses effets et très vite contraignant la pratique elle-même. Le double fond de la perspective comme solution spécifique (liée à Euclide et à Aristote) enveloppe très précisément la rationalisation de la figuration (de l’équivalence de principe entre la figuration et la représentation). Il apparaît notamment que la perspective n’a pu régler les systèmes figuratifs dont elle fournissait le code manifeste. Le double fond dont est saisie la notion d’espace pictural au moment de son élaboration théorique ne peut en effet être pensé de façon unitaire ; le caractère profondément idéologique de cette construction (qui ressort par contraste de la tentative menée depuis Cézanne de penser la peinture non comme un système de contraintes mais dans une pratique produisant son espace théorique) tient à ceci que ses lois réelles sont implicites. On ne peut en effet penser comme Léonard de Vinci que la pratique de la perspective définisse une science : une science n’est pas constituée par une déontologie, mais surtout par des règles d’inférence propres.

Le principe ou le facteur idéologique de la perspective tiendrait au quantum d’implicitation sur lequel elle s’enlève. Ce dont la date de son élaboration théorique atteste, c’est d’un détournement de l’espace géométrique réglant les problèmes de figuration des volumes sur la suppléance d’une dimension (celle du réel), que le géométral ne représente pas. D’autre part, les règles de dérivation de l’origine mathématique, dont le sens est instamment de compenser une perte de réel par la production de son effet, laissent en ce basculement métaphysique une place entièrement à jouer ; une place dont le jeu ne peut paradoxalement être limité par la prégnance du modèle géométrique. Cette place, constituée par un débordement principiel, est la théorie de la figure. Son envahissement, en regard du modèle perspectif, tient à ce qu’elle est portée par une instance encore plus contraignante (plus décisoirement symbolique) et qui est le discours. C’est ainsi, historiquement, que tout le courant iconologique issu de Cesare Ripa (Iconologia, 1593) — fournissant un second modèle à la figuration — est déclarativement dérivé de l’analyse aristotélicienne des propositions. Et c’est sans doute depuis ce lieu que l’ensemble du modèle perspectif-figuratif est repris dans sa configuration épistémologique, depuis la théorie et la pratique de la figure.