Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Eschyle (suite)

• La trilogie de l’Orestie (458), qui comprend :
Agamemnon : rentré à Argos, Agamemnon vainqueur des Troyens est assassiné par son épouse Clytemnestre ;
les Choéphores : Oreste venge la mort de son père, Agamemnon, en tuant sa mère, Clytemnestre ;
les Euménides : les Érinyes poursuivent Oreste jusqu’au moment où l’Aréopage l’absout, les Érinyes devenant les Euménides (les Bienveillantes).


La présence du divin

Simplicité de l’action, simplicité des personnages, prédominance du sentiment religieux, tels sont les caractères essentiels de la tragédie eschyléenne. Celle-ci puise ses thèmes, les Perses exceptés, dans le fonds mythique, mais n’en retire que les faits les plus frappants, qui mettent l’homme en face de Dieu. De là son choix d’événements grands ou terribles, sur lesquels va planer une pensée religieuse, support de l’action qui ne permet pas des considérations psychologiques. Un seul sentiment anime les personnages : il n’y a pas de combat intérieur ; Eschyle ignore le dissentiment de la conscience avec elle-même ; ce qui l’emporte, c’est l’énergie chez Prométhée, la violence chez Étéocle, la haine chez Clytemnestre, le fanatisme chez Oreste.

Le dépouillement de la tragédie est à la mesure de la métaphysique qui la gouverne. Eschyle pense qu’il existe des décrets éternels, antérieurs à toute volonté divine ou humaine. Des forces obscures président aux destinées de l’humanité : la « Nécessité » (Anagkê), le « Lot fatal » (Moira), la « Malédiction du destin » (Atê). Chez l’homme, la faute impardonnable, le péché de l’esprit, c’est la « démesure » (hybris), que condamnent cruellement les dieux. Ainsi s’explique qu’il existe des races maudites, comme celles d’Œdipe ou des Atrides. Tout au long des pièces qui subsistent court le leitmotiv que la divinité châtie qui s’élève trop haut, non pas par jalousie, mais parce que doit être puni qui se manque à lui-même en reniant sa condition : « Zeus précipite les mortels du haut de leurs espoirs superbes dans le néant » (les Suppliantes, 95-96), disent les Danaïdes ; « La démesure en mûrissant produit l’épi de l’erreur » (les Perses, 821) ; « Zeus est le vengeur désigné des pensées trop superbes » (id., 827-828), proclame l’ombre de Darios. Des sentences de bronze jalonnent l’Orestie : « La mesure est le bien suprême » (Agamemnon, 37) ; « Trop grande gloire est périlleuse » (id., 468) ; « La démesure est fille de l’impiété » (les Euménides, 532). C’est en vain qu’Étéocle (les Sept contre Thèbes, 653-654) peut gémir : « Ah ! race furieuse, si durement haïe des dieux ! Ah ! race d’Œdipe — ma race ! — digne de toutes les larmes ! », comme celle des Atrides, sa « race est rivée au malheur » (Agamemnon, 1566).

La théologie d’Eschyle implique donc que toute vie humaine obéit à des desseins supérieurs. L’individu, lorsqu’il agit, le plus souvent ne les reconnaît pas ; quand l’événement éclate dans toute sa force, il les découvre. Dieux ou décrets, il existe des puissances obscures que l’homme ne fait qu’entrevoir, mais auxquelles il doit se plier.


« L’Orestie »

La seule trilogie d’Eschyle qui soit parvenue jusqu’à nous, l’Orestie, compte parmi l’ensemble le plus achevé de la tragédie grecque. Agamemnon, les Choéphores, les Euménides sont le tableau brutal de la malédiction sanglante qui pèse sur les Atrides. Dès les premiers vers d’Agamemnon, l’angoisse étreint les cœurs quand le veilleur laisse entendre que le palais d’Argos renferme un secret inquiétant. Le chœur lui donne la réplique : « Mon âme anxieuse, qui se torture [...] » (99) ; « Mon angoisse pressent quelque coup ténébreux » (460). La fière arrivée du roi contraste avec l’atmosphère de cauchemar qui se « lisse, insidieuse ; la tension dramatique devient insupportable quand Cassandre, épouvantée, prophétise le meurtre de son maître et sa propre mort. Les victimes égorgées, Clytemnestre entonne son chant de triomphe, possédée par le vertige du sang répandu, tandis qu’Égisthe se laisse aller à son insolence et à sa lâcheté. Vont-ils pouvoir tous deux profiter de leurs crimes ?

À cette question, les Choéphores donnent une terrible réponse : « C’est piété de payer le crime par le crime » (123). Poussé par Apollon, Oreste le Vengeur apparaît et se fait reconnaître d’Électre, comme lui un « loup carnassier » (421). Le chœur le presse de venger son père, « qu’un coup meurtrier soit puni d’un coup meurtrier ; au coupable le châtiment » (313-314). Le sang appelle le sang. Le meurtre d’Agamemnon et de Cassandre doit être compensé par la mort d’Égisthe et de Clytemnestre. Ce parallélisme sinistre se vérifie : Égisthe est abattu et Clytemnestre tombe sous les coups de son fils. Mais les Érinyes apparaissent alors aux yeux égarés d’Oreste qui s’enfuit.

Avec les Euménides, le drame se joue entre les divinités : d’un côté Apollon, dieu de Lumière, de l’autre les Érinyes, filles de la Nuit, le premier pour sauver Oreste, les secondes pour s’en emparer. Les monstres repoussants, troublés par l’ombre de Clytemnestre, vont suivre « l’homme à la piste du sang qu’il perd goutte à goutte » (246-247). Le chœur crie bien haut : « C’est toi qui dois, tout vif, fournir à ma soif une rouge offrande puisée dans tes veines » (264-265). Prisonnier de leur ronde infernale et maléfique, Oreste est condamné, quand apparaît Athéna, qui persuade les Érinyes de s’en remettre à la décision d’un tribunal humain. Une fois de plus, Apollon intervient et justifie le parricide au nom d’un droit nouveau en face du droit ancien. Les juges acquittent le fils d’Agamemnon. Athéna calme la colère des Érinyes en leur accordant un tribut d’honneurs — le pouvoir de dispenser la prospérité aux Athéniens. La paix revient ainsi chez les Atrides. Tout ce que la trilogie d’Eschyle comporte d’angoisse, d’effroi, de sang versé se termine sur une note d’apaisement. Commencée dans les ténèbres, l’Orestie s’achève dans la lumière.