Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Érasme (Didier) (suite)

Pendant trois ans, Érasme (qui, à son passage en France, a confié à l’imprimeur parisien Josse Bade ses traductions de Lucien et d’Euripide) va parcourir la péninsule : non pas en touriste, en archéologue ou en amateur d’art, mais en érudit avide de savoir. Le 4 septembre 1506, l’université de Turin lui confère le bonnet de docteur en théologie, plus sans doute pour honorer son talent que pour couronner ses études. À Venise, dans le bourdonnant atelier d’Alde Manuce, Érasme consulte les manuscrits de Platon, lit Plutarque, étudie Hésiode, Pindare et Théocrite. Par Padoue et Ferrare, il gagne Rome, où il passe, au cours d’un triple séjour, de longues heures dans les bibliothèques et s’orne l’esprit au contact de personnalités comme Tommaso Inghirami (1470-1516) ou ce Jean de Médicis, qui, en 1513, allait, sous le nom de Léon X, succéder au belliqueux pape Jules II, cible d’un vigoureux pamphlet pacifiste, le Julius exclusus e coelis, dont on reconnaît d’ordinaire la paternité à Érasme. Même si la Rome chrétienne l’a déçu, c’est donc, au total, « avec regret et comme malgré lui », comme il le dit lui-même, qu’Érasme quitte l’Italie pour l’Angleterre, où vient de monter sur le trône un nouveau roi que l’on affirme ami des sciences et des lettres. En juillet 1509, le voici à Londres, où il achève en quelques jours l’Éloge de la folie, dédié à Thomas More, l’ami cher entre tous. Deux ans plus tard, appelé à Cambridge par James Fisher, il donne des cours de grec et de théologie, mais bientôt, sans avoir vu s’épanouir le new learning dans la vie universitaire anglaise, il repart pour le continent : vers Bâle, où l’accueille l’imprimeur Jean Froben (v. 1460-1527), qui publiera par la suite la plupart de ses grandes œuvres et son immense patrologie. En 1516, alors qu’il est au sommet de sa gloire, la France et l’Espagne se le disputent. En vain : c’est à Louvain qu’Érasme préfère s’établir (de 1517 à 1521) pour y organiser le Collège trilingue. Cependant éclatent presque aussitôt les premiers échos de la crise luthérienne. Aux avances du réformateur allemand, Érasme répond par une déclaration de neutralité, que n’apprécient ni les luthériens, ni l’autorité papale, ni les intolérants théologiens de Louvain, dont les attaques le contraignent à un nouveau départ. Par Anderlecht, il se réfugie à Bâle, où il passera huit années, consacrées surtout à la polémique contre Luther (Libre Arbitre, 1524 ; Hyperaspistes, 1526) et contre les singes de Cicéron, fouaillés avec vigueur dans le Ciceronianus de 1528. Quand l’esprit de la Réforme l’emporte à Bâle, il émigré dans la ville catholique de Fribourg-en-Brisgau. Il y met avec ardeur à profit chaque intermittence de la maladie pour poursuivre son travail. Sa Préparation à la mort paraît en 1535 à Bâle, où il est revenu depuis quelques semaines seulement. C’est là que, dans la nuit du 11 au 12 juillet 1536, Érasme, citoyen de la République des lettres, rejoint, au terme d’un pèlerinage terrestre, tout de constance et de mobilité, sa seule véritable patrie, la Jérusalem-d’en-Haut.


Prince des humanistes

À l’humanisme du xvie s., nul n’a plus apporté que lui. Il a laissé à ses contemporains quantité d’éditions, parfois abondamment annotées, d’auteurs anciens : du côté des Grecs, Aristote et Ptolémée ; chez les Latins, Caton, Cicéron, Quinte-Curce, Tite-Live, Pline l’Ancien, Publilius Syrus, Sénèque, Suétone, Térence. Au traducteur, nous devons des versions latines d’Esope, d’Euripide, de Galien, d’Isocrate, de Flavius Josèphe, de Libanios, de Plutarque enfin, qui est, avec Lucien, son auteur profane de prédilection. Proviennent encore de son application érudite à la littérature et à la philosophie des Anciens les Adages, ce « magasin de Minerve », et les Apophthegmes, dont l’influence fut prodigieuse sur la pensée de l’Europe entière. Érasme y recueille et y commente des dictons, les sentences où se résume la sagesse antique ; il en multiplie les éditions développées. Ainsi, pour les Adages, dont une cinquantaine d’impressions se succèdent de 1500 à 1540, tandis qu’en moins de dix ans les huit centuries de proverbes du début passent à trois, puis à plus de quatre chiliades. Cependant, ce n’est pas pour elle-même qu’Érasme cultive ainsi l’Antiquité, qu’il en répand avec générosité les trésors retrouvés. Son humanisme n’est philologique que pour mieux être théologique. L’essentiel, en effet, n’est pas pour lui l’érudition, mais la piété dans la foi, cette piété à laquelle il a fait, dès l’Enchiridion, servir les belles-lettres. À ses yeux, toute la science de l’ethnica litteratura, parée des prestiges de son écriture, ne peut être qu’un prélude à l’étude de l’Écriture Sainte ; elle ne se justifie, pour un chrétien, qu’utilisée avec prudence et modération, dans sa double fonction de propédeutique et d’expression, en vue d’une théologie nécessairement biblique et mystique. Il ne s’agit plus, pour l’homme moderne, d’être Grec ou Latin, mais d’accéder à la seule vérité digne de son temps, celle du mystère du Christ mis en croix, qui rétablit la nature humaine déchue dans son harmonie première et qui la conduit à la béatitude. Toutes les études doivent donc, pour assurer cette nouvelle naissance de l’âme humaine, concourir à une philosophie de la vie transformée par l’Évangile, à cette philosophia Christi que la paraclesis (exhortation) propose comme but et dont le methodus indique les moyens, au premier rang desquels s’inscrit la connaissance directe de l’authentique enseignement du Christ, progressivement dénaturé par des siècles de théologie scolastique. D’où, pour Érasme, complétant et dépassant l’enquête littéraire, morale et esthétique sur l’Antiquité païenne, tout un travail préliminaire de restitution des textes sacrés dans leur pureté originelle : tâche qu’il accomplit notamment avec les Commentaires et les Paraphrases des Psaumes, avec l’impression des œuvres complètes de saint Jérôme et de saint Augustin (sans parler de fragments d’autres Pères de l’Église, dont Origène, qu’à Saint-Omer lui avait révélé le franciscain Jean Vitrier), avec surtout l’édition gréco-latine du Nouveau Testament dédiée en 1516 au pape Léon X. Ainsi, une fois la lettre du message divin solidement établie à l’aide de la philologie et de la critique historique, l’homme, dont la culture littéraire aura développé la sensibilité et affiné le goût, pourra s’ouvrir au sens mystique de l’Évangile, dont une spiritualité christocentrique, ayant la charité pour moteur et pour règle cardinale. Incorporé au Christ par un baptême qui est don, mais aussi devoir, humblement docile à l’écoute de la Parole du Dieu-Sauveur, le chevalier chrétien du xvie s., armé de l’Enchiridion — à la fois manuel et poignard —, participera pleinement à la réalisation de cette réforme intellectuelle, morale, politique, sociale, religieuse qui s’impose à un monde où, manifestement, tout marche mal, parce que les hommes, dans la folle sagesse de leurs enracinements terrestres, se refusent à pratiquer la paradoxale folie de la Sagesse de Dieu.