Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

épopée (suite)

La légende troyenne s’articule ainsi nettement dans le cadre trifonctionnel de l’idéologie indo-européenne comme une lutte entre les représentants des fonctions supérieures et ceux de la troisième ; et ce, non seulement au niveau humain, mais aussi dans le monde divin, où les divinités les plus fermement engagées aux causes des deux camps sont, en effet, Héra et Athéna d’un côté, Aphrodite de l’autre. Car ces trois grandes déesses règlent en fait, par le truchement des hommes, leurs comptes personnels, engendrés par le jugement de Pâris. Peut-on reconnaître dans cet ensemble une transposition d’un mythe indo-européen que Dumézil a reconstitué : mythe relatif à un conflit qui aurait opposé primitivement les dieux souverains et guerriers à ceux du troisième niveau, jusqu’à ce que les deux groupes fusionnassent en fin de compte en se réconciliant afin de former ensemble une grande famille divine ayant une structure idéale ? Cette intéressante théorie a été proposée récemment par un savant américain. C. Scott Littleton. À l’appui de cette thèse, on pourrait noter qu’il existe une analogie assez remarquable entre la légende grecque, d’une part, et l’histoire des deux batailles de Mag Tured entre les Tuatha Dé Danann et les Fomoiré dans l’épopée irlandaise, d’autre part, laquelle constitue sans aucun doute une version du mythe en question. Car l’état-major de ces « tribus de la déesse Dana », qui sont en fait d’anciens dieux celtiques, comprend un médecin (Diancecht) et un forgeron (Goïbniu) à côté des dieux magiciens et guerriers, tout en manquant, cependant, des représentants de la fécondité, de l’agriculture, de l’élevage, etc., qui constituent le domaine des Fomoiré, et, en particulier, de leur chef Bress. Les Grecs, comme on le sait, comptaient eux aussi parmi leurs chefs non seulement les deux fils d’Asclépios, mais aussi l’artisan Epeios, qui devait apporter sa contribution à la victoire finale en fabriquant le fameux cheval de Troie. Il faut faire remarquer, toutefois, que la légende grecque ne reproduit pas exactement tous les éléments originaux du mythe que Dumézil a dégagés. Elle en diffère, en particulier, sur un point capital. Car les Grecs, au terme de la guerre, exterminent les Troyens au lieu de les faire participer à la création d’une nouvelle société unitaire, où se réaliserait enfin une entente harmonieuse des trois fonctions. D’ailleurs, la structure trifonctionnelle aurait pu être apposée en fait à l’ensemble de la matière troyenne sans passer par l’intermédiaire d’aucun mythe, mais directement par un fonctionnement autonome du système indo-européen. On a pu démontrer, en effet, par l’analyse de plusieurs morceaux épiques qui reflètent clairement l’idéologie des trois fonctions — le mythe hésiodique des races, la description du bouclier d’Achille dans l’Iliade, etc. — que celle-ci continuait à agir en Grèce, jusqu’à l’époque archaïque et au-delà, comme un cadre classificatoire, qui s’imposait naturellement à l’esprit des poètes.

La transposition en épopée de ce mythe, qui relatait le conflit fonctionnel entre les deux catégories de dieux, a été réalisée en tout cas à Rome, dans l’Énéide de Virgile. Certes, les Romains avaient perdu presque complètement leur mythologie au sens propre avant l’époque historique et ils ne possédèrent pas une poésie épique digne de ce nom avant le iiie s. av. J.-C., où la possibilité du genre leur fut révélée par un Grec de Tarente, Livius Andronicus, dans une traduction en latin de l’Odyssée. Cette Odyssia incita quelques décades plus tard C. Naevius à écrire, avec l’intention de donner aux Romains une Iliade qui fût vraiment « romaine », le Poenicum Bellum, où il racontait déjà plusieurs épisodes de la légende d’Énée afin d’expliquer l’origine de l’inimitié entre les descendants romains des fugitifs troyens et une nation qui avait été créée par Didon. Et, à l’extrême fin du siècle, Ennius, qui était un adepte de la doctrine pythagoricienne de la métempsycose et croyait que l’âme d’Homère, qui lui avait paru, en effet, en songe pour révéler ce secret, revivait véritablement en lui, défricha définitivement la voie à Virgile en adoptant l’hexamètre à la place du traditionnel rythme saturnien, pour mettre en vers, dans ses Annales, l’histoire nationale de Rome depuis ses origines troyennes jusqu’aux événements les plus récents.

Cette influence prépondérante qu’exerçait Homère sur la naissante poésie épique latine fait que Virgile, pour donner à Rome et à Auguste une épopée consacrée à leur gloire — Énée est, en effet, à la fois le fondateur de la nation romaine et l’ancêtre de la gens Julia —, prit lui aussi pour modèle les poèmes du vieil aède grec. En fait, par les premiers mots de l’Énéide : Arma virumque cano (« Je chante les armes et le héros »), il annonce clairement son ambition de réaliser dans son œuvre une sorte de synthèse de l’Iliade et de l’Odyssée, dont la première est l’épopée d’une guerre et la seconde celle des aventures d’un homme. Et il exécute ensuite magistralement son plan en présentant une réplique au voyage d’Ulysse dans la première moitié de son poème, qui concerne les pérégrinations d’Énée, et en faisant du reste de l’Énéide (les chants VII-XII), où il relate l’histoire d’une guerre, le pendant de l’Iliade. Et la description de cette guerre, tout comme celle du voyage, abonde en emprunts au modèle homérique. Vénus, par exemple, de même que Thétis dans l’Iliade, obtient de Vulcain qu’il forge pour son fils une armure comprenant un bouclier aussi magnifiquement ciselé que celui d’Achille. La mort de Pallas, qu’Énée venge en égorgeant comme victimes funéraires de jeunes prisonniers, répond manifestement à celle de Patrocle. Le dernier combat singulier entre Énée et Turnus est modelé sur celui d’Achille et d’Hector, dont il reproduit fidèlement plusieurs éléments : Jupiter pèse sur sa balance les destins des deux combattants ; Énée fait cinq fois le tour du champ de bataille, en poursuivant son ennemi ; etc. À propos de cette course, Virgile traduit même mot à mot la remarque du poète de l’Iliade : « Il ne s’agit pas d’un prix futile comme dans les jeux publics ; il s’agit de la vie et du sang de Turnus. » Et l’épopée se termine par une autre citation homérique : « Le froid de la mort glace les membres de Turnus, et son âme indignée s’enfuit en gémissant chez les ombres. »