Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

enfer (suite)

Ces idées ont trouvé un large écho dans la conscience chrétienne. On les trouve exprimées dans les livres apocryphes, d’où elles sont passées dans la liturgie et dans l’art. L’Évangile de Nicodème raconte la délivrance de deux saints arrachés aux griffes du démon par Notre-Seigneur. Le thème iconographique du Christ arrachant aux limbes Adam et Ève répond ainsi à celui d’Orphée arrachant Eurydice aux Enfers.

D’où aussi, puisque Jésus est descendu aux Enfers avant sa résurrection, l’idée que l’esprit de Jésus serait seul allé aux Enfers et y aurait délivré les âmes en attendant la résurrection des corps. Cette conception, influencée par l’hellénisme, n’a pas rencontré l’adhésion des théologiens, pour lesquels Jésus est « descendu aux Enfers » corporellement et qui maintiennent ainsi le réalisme de l’Écriture. Dans l’Orient chrétien, l’anastasis, c’est-à-dire la remontée du Christ entraînant avec lui tous les justes qui vécurent depuis Adam, n’est d’ailleurs pas séparable de la résurrection, et l’anastasis constitue dans l’art oriental la seule façon autorisée de représenter celle-ci. Il reste que l’idée d’une descente de Jésus aux Enfers dans son âme a été largement professée chez les Pères de l’Église d’Occident et au Moyen Âge.

Selon l’enseignement de l’Écriture, les Enfers ne sont donc pas tant un lieu qu’un « moment » de la destinée humaine ; et la descente aux Enfers n’est pas une expression mythologique mais une élucidation de caractère historique sur la mission du Christ, qui fait partie intégrante de la révélation elle-même. Aussi cet enseignement a-t-il trouvé place dans le symbole des Apôtres. Il ne vise nullement à nous informer que Jésus-Christ aurait « voyagé » aux Enfers et les aurait « visités », à la façon de la Nekyia grecque ou de l’évocation de la trilogie de Dante, mais qu’il est vraiment mort et que sa mort elle-même, si absurde que soit toute mort, a un sens propre dans l’économie de la révélation. On peut même dire qu’il est mort et a souffert plus qu’aucune autre créature car, en vertu de sa relation au Père, il fut plus affecté par l’abandon de Dieu et plus sensible aux affres de la mort qu’aucun être ne peut l’être. Il est mort, ce qui est apparemment non divin et même « antidivin » et élimine tout aspect triomphaliste de la descente aux Enfers. Mais telle est la signification de la croix pour le christianisme : la vie est née de l’anéantissement même.


L’image de l’enfer au Moyen Âge

La représentation médiévale et populaire de l’enfer a son origine dans des apocalypses chrétiennes apocryphes. L’Apocalypse de Pierre (iie s.) est le premier ouvrage qui décrit l’enfer comme un lieu de châtiment et de souffrances avec un grand luxe de détails. Le texte, aujourd’hui retrouvé, a été longtemps perdu, mais la substance en était passée dans l’Apocalypse de Paul (ive s.). Ce dernier ouvrage, qui contient les mêmes motifs, fut traduit dans toutes les langues, et sa version latine a eu une immense diffusion. Ces écrits apocalyptiques portent la marque des conceptions gréco-romaines du Bas-Empire, où le paradis était figuré comme un lieu de lumière situé au ciel et l’enfer comme une fournaise ardente.

Ils sont responsables de l’oubli de la doctrine chrétienne de la descente aux Enfers au profit d’une conception des « fins dernières » comme au-delà de cette vie, qui en est une déformation de caractère moral ou dramatique, parfois caricaturale.


La véritable signification de l’enfer

C’est seulement par rapport à l’annonce du salut qu’il est possible au théologien, juif ou chrétien, de parler de l’enfer. L’idée de la géhenne ou du feu éternel a certes trouvé sa place dans la tradition juive (Talmud, Rosh Haschanah, 16 b sqq.) et dans la foi chrétienne (Matthieu, xviii, 8 ; xxv, 41 ; xxv, 46), mais non pas d’abord comme menace ou même comme châtiment infligé par un Dieu vengeur (lire, par exemple, l’Introduction aux devoirs des cœurs du mystique juif Bahya ibn Paquda, ou les écrits de sainte Catherine de Gênes, ou l’entretien du starets Zossim dans Dostoïevski, les Frères Karamazov, liv. VI, chap. iii).

Dans la théologie chrétienne, la peine des damnés consiste principalement en la privation de la vision béatifique à laquelle ils sont appelés. Ils se trouvent isolés de Dieu et isolés des autres hommes, leurs frères, qui pourtant les voudraient réunis à eux. Cette privation, volontaire de leur part, non de celle de Dieu et des bienheureux, est appelée peine du dam. Cette question de la peine des damnés, sur laquelle les prédicateurs populaires ont beaucoup brodé, n’a cependant jamais été définie par l’Église. Certains soutiennent qu’aucune situation de damnation ne peut être considérée par Dieu comme définitive, et que le sort des damnés eux-mêmes reste toujours ouvert à la miséricorde et à la repentance. Car on doit se rappeler que l’enfer, dans la liturgie, est le lieu où la rédemption n’a pas encore passé, où le Christ n’a pas encore exercé son emprise. L’enfer existe, mais davantage comme une possibilité limite, comme un infini dans l’imposture et la rébellion laissé ouvert à la liberté de l’homme que comme un lieu final dont la nature serait déterminée à l’avance. Pour le chrétien, l’espérance du salut est universelle et, Jésus étant allé « jusqu’au bout », sa miséricorde atteint toute vie. L’enfer est la méconnaissance et le rejet de Dieu, et il peut commencer dès cette vie. Le salut, par contre, est la vie reçue de Dieu, ayant trouvé son sens et devenue action de-grâces.

Deux textes

« Aujourd’hui la mort a reçu un mort qui vit toujours. Aujourd’hui sont brisés les fers que le serpent forgea dans le paradis. Aujourd’hui sont délivrés ceux qui étaient esclaves depuis des siècles. Aujourd’hui le brigand a enfoncé le paradis gardé depuis cinq mille cinq cents ans par le glaive de flamme. Aujourd’hui la lumière a lui dans les ténèbres et vidé tout le trésor de la mort. Aujourd’hui le roi est rentré dans la prison. Aujourd’hui il a brisé les portes d’airain et les verrous de fer, celui qui, absorbé comme un mort ordinaire, a dévasté l’enfer en Dieu. Aujourd’hui le Christ, pierre angulaire, a ébranlé l’antique fondement de la mort ; il a arraché Adam, sauvé Abel et renversé toute la demeure infernale. Aujourd’hui ceux qui pleuraient, ceux que la mort avait dévorés crient à haute voix : « O mort, où est ta victoire, où est donc ton aiguillon ? »
Proclus de Constantinople, Sermon pour le vendredi saint, sermon XI (P. G. 65, col. 721).