Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

encyclopédie (suite)

Mais cette distinction ne relève pas du seul ordre esthétique. L’Encyclopédie ne se présente pas comme seulement le premier terme d’une série à venir ; la genèse du savoir n’est pas la première et simple instance d’un dénombrement. Et, pour Diderot, l’avenir en apportera la preuve suffisante. « Il est évident que c’est l’édition où il doit régner le plus de désordre ; mais qui en revanche montrera à travers ses irrégularités un air original qui passera difficilement dans les éditions suivantes. » Car l’Encyclopédie est vis-à-vis de ses héritières dans la relation que le « langage naturel » entretient pour Condillac avec le « langage d’institution ». Incohérent et anarchique, ce langage n’en dépeint pas moins une totalité et une transparence que les signes d’institution ne sauraient entièrement prendre en charge. Balbutiante, la première Encyclopédie peut, du moins, se targuer de la même volonté de tout dire. Paradoxalement, ces ébauches les plus informes témoignent d’un commencement « éthique » du savoir : la « bonne foi » et cette sincérité se révèlent toujours fructueuses pour Diderot. « Quelque mauvais que ces mémoires puissent être, quand ils auront été faits de bonne foi, ils contiendront toujours une infinité de choses que l’homme le plus intelligent n’apercevra pas, ne soupçonnera point et ne pourra demander. » L’Encyclopédie oscille entre le passé et l’avenir, entre la lumière uniforme de l’utopie et l’éclair vivifiant de l’idylle. Œuvre collective, elle ressemble trait pour trait aux productions d’un « homme extraordinaire ». En effet « les ouvrages de cet homme seront nécessairement des composés monstrueux, parce que le génie et le bon goût sont deux qualités très différentes. La nature donne l’un en un moment, l’autre est le produit des siècles. Ces monstres deviendront des modèles nationaux ; ils décideront le goût d’un peuple. » Au-delà de toutes ses carences, l’Encyclopédie est justifiée par son dessein même : il s’agit de transmettre à la postérité le recueil de toutes les trouvailles, c’est-à-dire de toutes les chances de l’humanité pour en permettre, voire en provoquer de nouvelles.

Au moment où rédigent Diderot et ses amis, ces chances et ces possibilités paraissent le monopole non pas de la bourgeoisie tout entière, mais d’une frange particulièrement dynamique. Le bourgeois encyclopédique, ainsi que l’a brillamment démontré Jacques Proust, fait partie d’une société traditionnelle et la déborde en même temps. Percevant les revenus d’une rente foncière ou d’une charge, il est un privilégié. Mais il exerce en même temps une activité personnelle qui le soustrait à la dépendance du système. Ces possédants sont savants, médecins, ingénieurs ; ce ne sont pas des négociants, des avocats ou des officiers de finance. L’idéologie conquérante de cette classe en progrès s’accorde avec la philosophie sensualiste de Diderot : la pensée condillacienne prône la nécessité d’un dictionnaire exhaustif, la science n’étant qu’une langue parfaite.

À ces forces neuves s’opposent tous les tenants de l’ordre ancien : le pouvoir royal, le parlement, l’Église — d’où les deux grandes « crises » de 1752 et de 1759, qui ne firent que ralentir la publication du dictionnaire. Aucune Église, aucun corps particulariste ne pouvait vraiment empêcher la victoire finale de l’esprit philosophique. Règne éphémère s’il en fut, que devait bouleverser la naissance du machinisme. Mais ce fut le bonheur de l’Encyclopédie, qui eut la fortune de naître entre deux ordres tyranniques, dans ce bref moment où la philosophie rêvait d’un savoir total et où le travail des hommes pouvait paraître heureux.


De l’Encyclopédie de Diderot aux projets contemporains

La féconde leçon de l’Encyclopédie, son extraordinaire pouvoir sur les esprits du xviiie s., sa large diffusion n’empêchèrent pas d’autres entreprises à la fin du siècle, notamment l’Encyclopédie méthodique, lancée dès 1781 par la librairie Panckoucke et à laquelle participèrent des savants illustres, tels Daubenton, Lamarck*, Antoine François de Fourcroy (1755-1809).

Le siècle suivant semble l’époque privilégiée de l’encyclopédie, dont la multiplication, tant en France qu’à l’étranger, montre combien l’avènement de l’ère industrielle et scientifique prédispose les esprits à souhaiter voir le savoir humain contenu dans les limites d’ouvrages très informés et synthétiques.

Désormais, l’encyclopédie va obéir à une double orientation : dresser le bilan des connaissances à une date donnée par une exploration méthodique et souple, et, en même temps, étudier chaque matière en fonction de ses résonances contemporaines. Il s’agit autant d’un inventaire du patrimoine intellectuel de l’humanité que d’une perspective moderne d’exposition, de confrontation et de réflexion. Ce bilan du savoir se double du désir de mettre en valeur l’actualité des questions abordées. Cette optique résolument moderne conduit l’encyclopédie à devenir un ouvrage de « prospective ». L’œuvre est ouverte sur l’avenir et, à la limite, voudrait permettre au lecteur d’anticiper sur ce que sera le savoir de demain.

R. M.

➙ Alembert (d’) / Bayle (P.) / Diderot / Rousseau (J.-J.) / Lumières (esprit des) / Voltaire.

 L. Ducros, les Encyclopédistes (Champion, 1901). / R. Hubert, les Sciences sociales dans l’« Encyclopédie » (Alcan, 1923) ; Rousseau et l’« Encyclopédie » (Gamber, 1927). / J. Le Gras, Diderot et l’« Encyclopédie » (Malfère, 1928). / A. Cazes, Grimm et les encyclopédistes (P. U. F., 1933). / R. Naves, Voltaire et l’« Encyclopédie » (les Presses modernes, 1938 ; rééd. Slatkine, Genève, 1970). / P. Grosclaude, Un audacieux message : l’« Encyclopédie » (Nouv. éd. latines, 1951). / L’« Encyclopédie » et les progrès des sciences et des techniques (P. U. F., 1952). / J. Proust, Diderot et l’« Encyclopédie » (A. Colin, 1962) ; l’« Encyclopédie » (A. Colin, 1965). / J. Lough, Essays on the Encyclopedie of Diderot and D’Alembert (Londres, 1968).