Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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encyclopédie (suite)

Mais l’aspect idéal et totalitaire du projet encyclopédique et, si l’on peut dire, l’aspect mythique de son défi ne condamnent-ils pas sévèrement les déficiences de l’Encyclopédie dans sa première réalisation ? Dans les Nouvelles littéraires qu’il envoie à la duchesse Dorothée de Saxe-Gotha, l’abbé Guillaume Raynal (1713-1796) écrit en 1754 : « Il n’y a pas beaucoup d’ouvrages qui prêtent plus le flanc à la critique que l’Encyclopédie. L’idée magnifique que l’on s’en était faite sur le prospectus et la préface s’est évanouie à la lecture. C’était un portail vaste et superbe qui annonçait un édifice de la plus grande beauté et on a trouvé qu’il ne cachait que des décombres et des matériaux entassés les uns sur les autres. Cette chaîne qui devait lier tous les articles de la même matière et n’en former qu’une masse est rompue partout, parce que les différents auteurs, qui ont fait des articles séparés, n’ont point saisi le plan général de l’ouvrage et ont travaillé d’après le système qu’ils se sont fait eux-mêmes, ce qui a occasionné des disparates sans nombre. Cela ressemble assez à la confusion des langues dans la tour de Babel. » Diderot, il est vrai, n’avait pas attendu cette date pour reconnaître volontiers cet inconvénient. « En détaillant ainsi comment une véritable encyclopédie doit être faite, nous établissons des règles bien sévères pour examiner et juger celle que nous publions. Quelque usage qu’on fasse de ces règles, ou pour ou contre nous, elles prouveront du moins que personne n’était plus en état que les auteurs de critiquer leurs ouvrages. » Pourtant, dans la perspective panoramique tracée par Diderot, c’est en un sens légitimer l’Encyclopédie que d’en reconnaître honnêtement les défauts. L’ordonnance ne peut se lire que dans le mouvement d’un futur : le spectateur idéal ne peut survenir qu’au terme de la chaîne infinie du progrès, puisque la science postule l’élan perpétuel de cette asymptote. Mais Diderot va plus loin encore : il outrepasse les critiques d’un Voltaire, indigné devant le « fatras ». « Ici nous sommes boursouflés et d’un volume exorbitant ; là maigres, petits, mesquins, secs et décharnés. Dans un endroit, nous ressemblons à des squelettes ; dans un autre, nous avons un air hydropique ; nous sommes alternativement nains et géants, colosses et pygmées ; droits, bien faits et proportionnés ; bossus, boiteux et contrefaits. Ajoutez à toutes ces bizarreries celle d’un discours tantôt abstrait, obscur et recherché, plus souvent négligé, traînant et lâche ; et vous comparerez l’ouvrage tout entier au monstre de l’Art poétique, ou même à quelque chose de plus hideux. » L’Encyclopédie, du propre aveu de son maître d’œuvre, est retombée dans ce qu’elle visait expressément à exclure : un assemblage où préside la contiguïté spatiale et non point la continuité organique. Rhapsodie d’« idiotismes » amoncelés, elle ne représente pas le spectacle du savoir, elle en joue la « pantomime ». Le dictionnaire devient donc une transposition métaphorique du Neveu de Rameau : elle en a le « ramage » intarissable et prétentieux (« L’émulation qui s’allume nécessairement entre des collègues, produit des dissertations au lieu d’articles »), mais elle se profile — du même coup — comme œuvre « originale » selon toutes les acceptions du terme. À l’instar du bohème Jean-François Rameau, qui permet au « philosophe » de « démêler son monde », l’Encyclopédie constituera « ce grain de levain qui fermente » et stimulera le zèle et les efforts de la postérité. « Ces défauts sont inséparables d’une première tentative, et il m’est évidemment démontré qu’il n’appartient qu’aux temps et aux siècles à venir de les réparer. Si nos neveux s’occupent de l’Encyclopédie sans interruption, ils pourront conduire l’ordonnance de ses matériaux à quelque degré de perfection. » Ce n’est donc pas à la postérité de juger des mérites de l’Encyclopédie, mais c’est le « degré de perfection » où ils porteront l’ébauche encore informe qui deviendra la mesure de leur enthousiasme et de leurs capacités. Le destin paradoxal de ce constat informe de l’état actuel des sciences et des arts sera de jouer le rôle de règle graduée idéale pour l’avenir : « S’il arrivait, après un grand nombre d’éditions successivement perfectionnées, que quelque matière importante restât dans le même état [...], ce ne serait plus la faute de l’ouvrage, mais celle du genre humain en général, ou de la nation en particulier, dont les vues ne se seront pas encore tournées sur ces objets. » De plus, une nécessité d’ordre esthétique et non plus pratique avalise le « fatras » du dictionnaire : toute science à ses débuts a quelque chose d’exubérant et d’irrégulier qui peut séduire. Face à l’ordre « si parfait et si régulier » de l’ouvrage d’Ephraïm Chambers (v. 1680-1740), simple fruit d’une compilation qui « n’inventait rien, s’en tenant aux choses connues », Diderot souligne l’originalité de son œuvre. « Il n’en est pas ainsi de notre ouvrage. On se pique. On veut avoir des morceaux d’appareil. C’est même peut-être en ce moment ma vanité. [...] Les articles de Chambers sont assez régulièrement distribués ; mais ils sont vides. Les nôtres sont pleins mais irréguliers. » Cette irrégularité permet de rompre avec une « fastidieuse uniformité et de ranimer sans cesse l’attention du lecteur par la variété ». « Il en est de la formation d’une encyclopédie ainsi que de la formation d’une grande ville. Il n’en faudrait pas construire toutes les maisons sur un même modèle, quand on aurait trouvé un modèle général, beau en lui-même et convenable à tout emplacement. L’uniformité des édifices, entraînant l’uniformité des voies publiques, répandrait sur la ville entière un aspect triste et fatigant. » En contraste avec la froideur desséchante du décor urbain, un « dictionnaire universel des sciences et des arts » se doit de ressembler à une « campagne immense couverte de montagnes, de plaines, de rochers, d’eau [...], et de tous les objets qui font la variété d’un grand paysage. La lumière du ciel les éclaire tous ; mais ils en sont tous frappés diversement (sic). » Si la vision de la future encyclopédie destinée au spectateur idéal correspondait à la rigueur précise d’un jardin régulier, le dictionnaire de 1750 a l’exubérance d’un jardin paysager.