Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Allemagne (suite)

Déformation des objets, perspectives volontairement faussées, reflets dans les miroirs, jeux subtils d’ombre et de lumière, stylisation du costume — entraînant la stylisation du jeu de l’acteur —, prédilection pour les personnages lugubres, obsession de la mort, appel aux forces surnaturelles, chaos des formes, attrait de certains lieux scéniques comme les corridors ou les escaliers, rejet de la psychologie, défiance à l’égard de la nature, telles sont les principales caractéristiques des films expressionnistes qui, à la suite de Caligari, vont permettre aux metteurs en scène les plus talentueux de l’école allemande de se révéler : Fritz Lang* (les Trois Lumières, 1921 ; le Docteur Mabuse, 1922), F. W. Murnau* (Nosferatu le vampire, 1922), Paul Leni (le Cabinet des figures de cire, 1924), mais aussi Paul Wegener dans sa seconde version du Golem (1920), Arthur Robison (le Montreur d’ombres, 1923), Robert Wiene (Genuine, 1920 ; Raskolnikow, 1923).

L’expressionnisme pouvait servir de base à l’épanouissement d’un style, mais la formule dans son absolutisme (le « caligarisme ») avait ses limites. En suivant docilement la phrase célèbre du décorateur H. Warm « il faut que l’image cinématographique devienne une gravure », il était à craindre que l’expressionnisme ne tombe dans le travers du « décoratisme ».

Aussi, parallèlement au mouvement expressionniste, naît une autre tendance qui s’efforce de rejoindre l’homme, de redonner crédit à une certaine psychologie, de rendre au social son vrai décor : c’est le Kammerspiel (littéralement : « théâtre de chambre »), qui s’éloigne volontairement d’un certain rigorisme expressionniste sans pour autant en renier tous les aspects. Le meilleur représentant de cette école est Lupu-Pick, qui s’oriente vers un certain dépouillement du décor et de l’intrigue, et fait triompher ses idées dans le Rail (1921) et la Nuit de la Saint-Sylvestre (1923). Il est à noter que le scénariste du Rail est le même que celui de Caligari ; à savoir Carl Mayer. Le Kammerspiel s’attache essentiellement à l’analyse intime du drame individuel replacé dans son décor quotidien. Le règne de l’objet symbolique remplace le règne de la déformation systématique. Il faut réconcilier l’expressionnisme et le réalisme, un réalisme qui frôle parfois le naturalisme. On cherche moins à « donner à voir » qu’à « faire ressentir ». D’où la suppression fréquente des sous-titres, le resserrement du drame, l’unité de lieu. Le Dernier des hommes (1924), de Murnau. où les limites du Kammerspiel sont transcendées par le grand talent de l’artiste, À qui la faute ? (1924), de Paul Czinner, représentant avec force cette tendance. L’apogée du cinéma muet allemand se situe entre 1924 et 1926 ; c’est entre ces lieux dates que paraissent les Nibelungen et Metropolis de F. Lang, Tartuffe et Faust de F. W. Murnau, Variétés de E. A. Dupont (où le montage joue un rôle prépondérant). On note la fréquence de certains thèmes qui hanteront longtemps encore les écrans, notamment le thème de la rue (la Rue [1923], de K. Grune ; la Rue sans joie [1925], de G. W. Pabst ; la Tragédie de la rue [1927], de B. Rahn ; Asphalte [1928], de J. May), qui permet d’aborder un certain réalisme social parfois pathétique, parfois encombré d’un pittoresque sordide assez ambigu.

Dès 1927, certaines difficultés économiques commencent à inquiéter les dirigeants de l’industrie cinématographique : plusieurs cinéastes quittent leur pays pour la Grande-Bretagne, d’autres pour Hollywood : après Lubitsch (émigré dès 1923), l’Allemagne perd Dupont, Leni, Murnau. En 1926, l’U. F. A. signe un accord de distribution réciproque avec les firmes américaines Paramount et M. G. M. Par un très curieux paradoxe, les débuts du film parlant sont très bénéfiques pour le film allemand, car certains techniciens s’habituant mal à la langue américaine choisissent de rentrer dans leur patrie : commence alors une nouvelle période très faste sur le plan artistique, mais qui s’achèvera brutalement en 1933.

Le style de G. W. Pabst s’affine, et ce dernier signe coup sur coup ses meilleures réalisations : l’étonnant Loulou (1928), d’après Wedekind, où l’actrice Louise Brooks fait une saisissante création, Quatre de l’infanterie (1930), l’Opéra de quat’sous (1931), tourné en deux versions, allemande et française, la Tragédie de la mine (1931). Fritz Lang signe en 1931 un extraordinaire M le Maudit, avec Peter Lorre. Un an plus tôt, c’est une autre vedette qui rend célèbre l’Ange bleu : Marlène Dietrich a découvert son metteur en scène de prédilection, Josef von Sternberg, avec lequel elle va entamer une éblouissante carrière américaine. Le réalisme, déjà très sensible chez Pabst ou chez Phil Jutzi (l’Enfer des pauvres, 1929), conduit certains jeunes cinéastes au documentarisme (les Hommes le dimanche [1929], de R. Siodmak et E. Ulmer, joué par des non-professionnels).

L’art du montage, déjà fortement mis en valeur par Murnau, Dupont et Pabst, séduit par ses nombreuses possibilités une avant-garde qui se passionne pour des expériences proches de celles du Soviétique Vertov : dans cet esprit, Walter Ruttman tourne Berlin, symphonie d’une grande ville (1927) et Mélodie du monde (1929).

Le cinéma parlant entraîne un engouement indescriptible pour un nouveau genre cinématographique, le « Musikfilm », dont les archétypes sont le Chemin du paradis, Le congrès s’amuse, la Guerre des valses, la Chauve-Souris. Certaines opérettes filmées, dont le succès commercial est considérable, entraînent à toutes les facilités : on s’enlise rapidement dans le douceâtre, le léché, le théâtral, le faux luxe. En 1933, la politique culturelle du Dr Goebbels, qui estime que le cinéma est un instrument idéal de propagande, a pour effet de déclencher parmi les techniciens un nouvel exil et de briser l’élan créateur de la plupart de ceux qui refusent de s’aligner sur l’idéologie officielle nationale-socialiste. Le cinéma s’enfonce rapidement dans une longue période de médiocrité. Les derniers sursauts de l’« âge d’or » se manifestent par des œuvres isolées comme Jeunes Filles en uniforme (1931), de Leontine Sagan, ou Ventres glacés (1932), de Slatan Dudow. La propagande est à l’ordre du jour. Et quand elle est absente, l’écran est envahi par des divertissements anodins. Hans Steinhoff, dès le Jeune Hitlérien Quex (1933), donne le ton. Leni Riefenstahl devient la talentueuse prêtresse de la nouvelle mystique. Spécialiste des films sur l’alpinisme (qui connaissent une vogue certaine grâce aux œuvres du Dr Arnold Fanck et de Luis Trenker), elle tourne en 1934 un documentaire sur le congrès du parti nazi à Nuremberg (le Triomphe de la volonté), puis un film en deux parties sur les jeux Olympiques de Berlin de 1936 (les Dieux du stade, 1937).